Psychanalyse et " métiers impossibles " : éduquer, soigner, gouverner (1).

Freud attribue à l'inconscient l'impossibilité de réaliser de manière parfaite les plus hautes prétentions de la civilisation. Faut-il alors ignorer, dénier cet inconscient et s'exposer à lui laisser la part belle, ou bien avec courage lui donner un destin créateur (2)? Il semble, hélas, que le parti pris scientiste associé à un refus assez largement répandu de la culture - le pragmatisme - nous orientent par des promesses alléchantes vers le mauvais choix. Il s'agit de nous faire croire que " didactique ", " protocoles ", " gouvernance " et " évaluation " nous épargneront le risque éthique de l'engagement subjectif dans les relations complexes et imparfaites que les hommes tissent entre eux. Ces liens trop peu calculables, quantifiables et évaluables pour être " gérables ", il faudrait les traiter comme des faits naturels régis pas une sorte de physique, sans qu'au fond on n'y prenne part.
L'éducation devient formatage ; le soin, emprise et le gouvernement, manipulation. Il y a encore 50 ans, ceci aurait soulevé - au moins - la réprobation d'une partie de la population. Aujourd'hui, ceux qui tentent encore de résister à cette dégradation de la civilisation passent pour des imbéciles, des inadaptés, des rebelles et pourquoi pas des malhonnêtes. Quelques exemples.

À l'école : un formatage parfait.
La didactique suppose que tout s'apprend avec la bonne méthode ! Ainsi on peut faire fi du désir d'enseigner comme de celui d'apprendre. De plus, on aura les moyens d'une évaluation par grille comportementale objective. Il n'y aura pas même à rencontrer le maître in persona ! Viendra le temps où les interférences du groupe - classe, école - et l'impondérable relation maître-élève seront dépassées. Un télé-enseignement assez perfectionné, mesuré par les " clics " de souris, donnera la statistique irréfutable de sa perfection. Les élèves en échec seront nécessairement jugés inaptes ou réfractaires et justiciables d'autres interventions relevant de la médecine ou de la contrainte.
Cet espoir de ne pas avoir de " perte " dans un enseignement pur de relations fascine le public et certains enseignants que veulent flatter les " décideurs ". Et l'on voit tel Conseil général offrir à tout élève de 3ème un " cartable informatique ", soit : un ordinateur portable pour surfer sur le net, sans télécharger…

À l'hôpital : la folie maîtrisée.
On retrouve la même idéologie de négation de la subjectivité à oeuvre dans le champ de la " santé mentale ". La découverte de substances (3) influençant les comportements de manière assez grossièrement prévisible a redonné vigueur à l'espoir de maîtriser biologiquement la " folie ". La parole singulière que le sujet malade engage dans ses relations avec les proches, ceux qui le soignent, etc. devient un artefact préjudiciable à la gestion thérapeutique - une perte de temps - comme le montrent ces malades qui parlent et ne prennent pas leur traitement. Encore des inaptes et des réfractaires ! Naturellement l'histoire du sujet n'est plus examinée que selon trois modalités : le traumatisme, l'intoxication-carence, le diktat génétique. Devenue objectivable, elle est réduite à l'insignifiance par son caractère aléatoire et anonyme. On voit que cela rassure, nul n'y est plus pour personne dès lors que le protocole convenu est appliqué et sa mise en œuvre quantifiée (4).
Toutefois, bien des troubles de la relation au corps, à soi, aux autres, résistent aux neuroleptiques. La psychanalyse propose que, par la cure, les sujets entendent dans leurs symptômes l'expression détournée d'une vérité insupportable. Ce que les Onfray et autres freudophobes appellent écouter des " états d'âmes ". Ils se veulent bien plus " scientifiques " et adhérent au vieil adage mécanique : ça ne tourne pas rond ! Les Thérapies Cognitivo-Comportementales, inspirées de la cybernétique (5), du béhaviorisme (6)et du conditionnement opérant entendent modeler utilement les comportements inadéquats (?). Dans le cas d'une phobie, par exemple, on enseignera au patient des comportements adéquats (?) en présence de l'agent phobogène. Ce qui est piquant, c'est que ces éradicateurs de toute relation humaine significative, ignorant toute histoire, sont bien obligés de considérer que la présence du coach n'est pas, elle, insignifiante et intemporelle. De fait, ils utilisent le transfert dont ils dénient l'existence par idéologie, mais ne le disent jamais. Pourquoi ?

Pour la Cité : une manipulation experte.
Un livre peu connu, écrit en 1928 par un neveu de Freud , a un titre fort intéressant : Propaganda, comment manipuler l'opinion en démocratie (7). Cet ouvrage n'a rien de freudien mais décrit par anticipation l'usage actuel des plus fines techniques de subversion du discernement du citoyen par des méthodes d'influence. Propaganda préconise pour la gouvernance l'utilisation des " forces " de l'inconscient : absence de principe de non-contradiction, recherche de satisfaction immédiate, aspiration au moindre effort de pensée, identification au maître, fascination par l'image... Ce que propose la psychanalyse, tout au contraire, c'est de prendre conscience de ces " forces " pour les dériver vers la création culturelle, vers l'effort de civilisation. En ce sens le " gouvernement " par manipulation de l'opinion devient impossible. Faut-il ne pas le souhaiter ?
Or il est douloureux de constater que la critique qui se veut émancipatrice porte ses coups à la psychanalyse mais rejoint le monde de Propaganda qui est exalté par ceux-là mêmes qui devraient s'y opposer. Ils en utilisent les méthodes et appellent à son hégémonie. De fait, à considérer l'état du débat public, les aspirations à " plus de pragmatisme " et l'indigence de la pensée de bien des " intellectuels " et médias, on peut craindre qu'une bonne part de leur vœux ne soit déjà réalisée. Heureusement, il arrive que les sujets résistent parfois encore comme l'ont montré un référendum européen ou une calamiteuse campagne de vaccination.

À Suivre…

1 - Freud S., Préface à Jeunesse à l'abandon d'Aichhorn (1925) et Analyse terminée et analyse interminable (1937)
2 - Voir Charlotte Herfray : Vivre avec autrui… ou le tuer ! La force de la haine dans les échanges humains, Érès, 2009
3 - Largactil®, 1952. Le premier neuroleptique. Le mot neuroleptique signifie " qui abat les nerfs ".
4 - Nous invitons le lecteur à consulter : http://www.med.univ-rennes1.fr/resped/s/santepub/pmsi/pmsi.pdf. On verra que seule la gestion comptable est considérée. Mais quel est le sujet oublié de ce pragmatisme qui se veut " innocent " de toute pensée ?
5 - Terme crée par Norbert Wiener en 1947 du grec kubernêtikê pilotage (d'un navire)
6 - 1913, Watson crée le Béhaviourisme. Skinner met en évidence le rôle du renforcement dans l'association d'un stimulus à une réponse. Celui qui dira sans réticence " Je parlais des humains en m'appuyant sur des principes établis avec des pigeons " (cité par Perspectives : revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO, vol. XXIV, n° 3/4, 1994 (91/92),
p. 539-552), ne reconnaît comme Watson aucune différence entre l'animal et l'homme.
7 - Edward Bernays (Publié en 2007 aux Éditions de la Découverte)

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