Spiritualité...S

2013 était le centième anniversaire de la naissance de Jean Sulivan.

les 15, 16 et 17 mars 2013 dans le cadre de l'Abbaye à Saint-Jacut de la Mer s'était tenu un colloque .

" Sulivan, la force d'un printemps "



Jeanne Marie partie


Vide, un et silence,
Cela s’appelle la grande limpidité
Et la grande clarté
Xunzi IIIe av. JC


Voilà que tu es avec eux, ceux que tu aimais tant à lire et à dire. À propos de Saint Pol Roux, l’arc en céleste, tu évoquais l’an passé cette phrase des Illuminations qui t’a toujours émerveillée : Aussitôt après que l’idée de Déluge se fut rassise, un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée. Au paradis des poètes et des écrivains tu as rejoin Arthur et les siens. Dames Christine de Pisan et Marie de France tu es venue saluer. Ils sont tous autour de toi désormais : Hélinand de Froidmont qui Les vers de la mort nous a laissés. François Villon aux Dernières détresses, non loin dans la ruelle se tient, puis Clément Marot aux doux mots d’amour, Scève de prénom Maurice et Michel de Montaigne auprès d’Étienne à profonde conscience.

Plus près t’ont accueillie Corbière :

Mais non, la poésie est vivre…,

Marcelline, l’autre Étienne dit Stéphane qui était triste de sa sœur perdue, il sait maintenant le bleu azuréen, Paul Marie Verlaine et sa poésie du chant si pareille et différente de celle de monsieur du Bellay, maître Guillaume tout rempli de désir, Francis Jammes qui te plaisait de l’angélus du soir à celui du matin pour ses louanges aux primevères :

… Que le jour de ma mort soit beau et pur…
… Qu’il soit d’une grande paix…
Quand mon cœur sera mort d’aimer sur le penchant
du coteau vert, mon âme veillera encore.
Sur le coteau où vous irez, ô doux enfants,
Elle luira dans les haies mouillées pleines d’aube…
Ô mon Dieu, laissez-moi aller prendre une étoile…

Aragon, Cadou et son Hélène végétale :


Quand sera venu le jour
Ou bien peut-être la nuit

De la parfaite
Promenade…

Quand tout sera clarté
Force et douceur…

Te souviens-tu Jeanne-Marie comme tu parlais de Jouve, un jour près de la cheminée :

Souvent quand le chagrin voile nos pleurs funèbres la lueur se reforme à nos yeux, voisine des phosphènes que l’obscurité noire arrache au souterrain, comme un reste de cri dans un reste d’aurore…,

de Reverdy, de Segalen, et de Robin, Armand l’oiseau, qui nous parlait près d’un buisson très éloigné, dans son chêne troué et tu lisais ces lignes il y a quatre ou cinq années :

On ne peut travailler pour vous
qu’en vous quittant tous,
et sans rien expliquer,
Je regarde tendrement votre monde que j’ai quitté…

Entends cela aussi qu’un soir il écrivait :

Que le poème aille se glissant
Dans la bouche ouverte des mourants
Qu’il y ait le cri : « Que la terre est belle ! »

De belles photos restent de ce jour-là près de Guérande.
D’autres aussi sous le chaud soleil de Mirmande. Je t’écoutais aimer les dits de celui-là de celui-ci.


Comme sur de hauts écrits tu as levé le voile.

Edmond Jabès :

Ainsi avons-nous appris que l’infini est racine cachée et que tout ce qui germe, verdit, fleurit a pour sève et pour rêve l’infini…
Tu n’as plus de voix. Tu as offert ton sang. Tu as écrit… Toute écriture est silence inscrit, crêtes alignées d’outre-voix…,

Jean Grosjean qu’il te plaisait de citer de même. Voici pour toi, quatre vers de ses Arpèges qui te rempliraient de quiétude :

La brume est accoudée à des tilleuls,
Un merle chante, une feuille s’égoutte.
Le chemin ne sait pas où il va,
Le temps non plus. Dieu se cache et se tait.


Car dans ton ouvrage L’œil de l’âme, un plaidoyer pour l’imagination, tu reprends les mots de ton ami poète Georges-Emmanuel Clancier : A l’ombre d’un hêtre, la chambre secrète, pour évoquer après les livres, les arbres, tes compagnons de lumière et l’un d’entre eux en particulier à côté duquel tu as passé ton enfance : un tilleul immense et vénérable que tu tiens pour un de tes aïeux.

Quel écho lancé au poème de Grosjean !
Exhumés pareillement Unamuno, Gaston Miron de Sainte-Agathe des monts : Ma vérité, le mal d’amour… de son Homme rapaillé, Marie-Noël au cœur de feu dont tu brûlais de nous dire quelques passages pour un travail à venir :

Je m’accuse, ô mon Dieu
D’avoir trop habité la grande solitude
Où pleurent en rêvant les monstres endormis
Et d’avoir bu dans les étangs d’inquiétude
Beaucoup plus de douleur qu’il ne m’était permis…


L’orante t’ouvre ses ailes, plume à la main, et te fait entrer pour te remercier amie Jeanne Marie d’avoir su d’elle tant et si bien parler, avec Anna de Noailles et leurs vers en semailles :

Rien n’est vrai que d’aimer… Mon âme, épuise-toi…

Et vous avez sûrement murmuré ensemble une Fantaisie à plusieurs voix :

Venez !… Soyez-moi tous mes amis ! Mon cœur cède
Au poids de sa tendresse. Avant qu’il soit perdu,
Venez, recueillez-le, vite, mes vers, à l’aide !
Il se rompt. Comme un fruit trop mûr il s’est fendu,

et la prière du poète :

Mon Dieu qui donne l’eau tous les jours à la source…
Donne de quoi rêver à moi dont l’esprit erre…

Donne de quoi chanter à moi pauvre poète…


Dans ta litanie des saints écrivains, Anne, la sœur Anne Perrier, chère à ton cœur s’est penchée et t’a baisé d’amitié. Dans le train qui te ramenait à Paris l’an passé, tu faisais resurgir de ta mémoire ce passage de La voix nomade :

Mais le cercle d’argent
Au poignet
L’enfant d’arc-en-ciel
Me conduit au désert


J’y adosse si tu veux bien :

En vain chercherons-nous sur le rivage
Une demeure
Nous ne sommes que de passage
Et glissons sur un fleuve à la gorge ouverte
Entre les astres

Et lorsque, ouvrant une page, j’y trouverai :

Ardente comme un vol d’alouette qui vibre
Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,
Qui monte, monte éperdument jusqu’au ciel,
Bondissant enflammé, téméraire, fou, libre…

Tu seras là, Faible comme un enfant parti pour l’inconnu…, toi qui a participé à la haute musique du monde et à la vérité de Dieu ainsi que l’a livré Xavier Grall et resurgira alors la dernière phrase de L’œil de l’âme « Il suffit de quatre vers de cinq pieds pour nous mettre en présence de l’énigme de toute vie ».


Marie-Laure Jeanne Herlédan


Jeanne Marie Baude nous a quitté le 30 décembre 2014 à Paris.

L'Évangile en liberté

Pour de nombreux observateurs, L'Église catholique a manqué sa sortie de l'ère dominée par la chrétienté. Mais ce diagnostic est incomplet. Il masque Le profond mouvement qui s'est emparé des chrétiens pendant la décennie écoulée entre l'annonce du concile Vatican Il par Jean XXIII et l'année 1968, marquée tant par les événements de mai que par la promulgation de l'encyclique Humanae Vitae.

Depuis, les chemins divergent. L'institution cherche à consolider ses bases tandis que les croyants, ayant goûté à la liberté, poursuivent leur voie dans l'exploration de nouveaux horizons. Par eux, le sel de la parole évangélique resurgit de lieux étrangers à l'Église, dans Le dialogue avec la psychanalyse et les sciences humaines, avec les religions orientales, les mouvements sociaux, la modernité, etc.

De ces nouveaux itinéraires, Jean Lavoué porte témoignage, dans la lignée de son maître Jean Sulivan. Un regard neuf sur le christianisme, traduit par une écriture claire et transparente, qui plaide pour un retour aux sources de l'Évangile, entre tradition et modernité, dans le dialogue et l'ouverture.

La prophétie de Féli
de Jean Lavoué

Jean Lavoué a de la constance. L'auteur breton essayiste et poète s'applique à creuser son sillon dans les " marges ". Ses affinités littéraires ou spirituelles sont à chercher du côté des hommes et des femmes " en rupture " ou tentés par " l'exode ". Parmi eux, Georges Perros, l'oiseau rare de Douarnenez et surtout Jean Sulivan, le prêtre rebelle des Matinales. Deux écrivains à qui Jean Lavoué a consacré des ouvrages remplis d'une écriture vibrante.
Comment s'étonner qu'il s'attache, aujourd'hui, à évoquer, dans un nouveau livre, la figure de Félicité de Lamennais (1782-1854). " Féli ", comme on l'appelle, ce fils d'armateur malouin devenu prêtre, est une autre grande figure de l'exode et de la rébellion. Il fut conduit dans les marges par le pape Grégoire XVI qui condamna vigoureusement les idées développées dans son journal
L'avenir.
Lamennais, explique Jean Lavoué, avait " acquis la conviction que l'Église, dans son projet de régénérer la société, devait faire de la liberté son principal atout ". Intolérable, pour le pape, car la liberté, selon Féli, devait se décliner sur tous les modes – y compris la liberté de conscience et la séparation de l'Église et de l'État. Retiré à la Chênaie près de Dinan, il publie alors
Paroles d'un croyant, des " psaumes d'imprécation dénonçant l'alliance de Rome avec les puissants de ce monde pour écraser et humilier les pauvres et les peuples ". Sa rupture avec l'Église est consommée.
Jean Lavoué tente, ici, une interprétation du " destin singulier et fougueux de Féli ". En posant tout simplement la question : " Lamennais ne préfigure-t-il pas déjà, au coeur du XIXe siècle, un christianisme dégagé de la structure de chrétienté ? " L'exilé de la Chênaie n'a-t-il pas perçu, insiste Jean Lavoué, " la nécessité de transmettre à des hommes toujours plus émancipés de toute référence aux institutions religieuses, la sève même de la parole du Christ ? "
L'auteur est tenté de répondre " oui ", même s'il admet que dans le contexte de l'époque, Lamennais rêvait au fond d'une Église forte " qui aurait absorbé les principes nouveaux du libéralisme et de la démocratie naissante ". Mais la question demeure : le christianisme porterait-il, en son sein même, les germes de sa propre émancipation ? En quelque sorte, " une religion de sortie de la religion ", comme l'a exprimé le sociologue Marcel Gauchet ? Lamennais, avant d'autres, l'a sans doute pressenti. Il fut, selon Jean Lavoué, l'un des grands " déchiffreurs " du christianisme.
L'auteur retient aussi du message de Féli – prophétique également – son " humanisme évangélique ". Un sillon a été creusé par le prêtre breton dans lequel des générations de chrétiens vont s'engouffrer, autour d'un engagement social de l'Église pour la justice et le développement des peuples.
Mieux, ajoute Jean Lavoué, " dans une chrétienté qui se dénude peu à peu de ses certitudes et de sa puissance, nous sommes en mesure aujourd'hui de l'entendre comme jamais ". Il rejoint là les convictions d'un Mgr Rouet sur " La chance d'un christianisme fragile " ou celles de Maurice Bellet exprimées dans " La quatrième hypothèse " autour de la radicalité de l'Évangile.
Cet humanisme évangélique, insiste Jean Lavoué, " avance dans les brèches ". Ce furent, rappelle-t-il, les grandes intuitions de Jean Sulivan ou de Michel de Certeau. En son temps, Lamennais avait déjà ouvert la voie.

Pierre TANGUY

Le Dieu vagabond
Annaïg Renault

" Dieu est celui qui s'amenuise dans la lumière du soir "

Telle est la citation de Jean Grosjean choisie en exergue de son livre par Annaïg Renault.
Ce vagabond errant chérubinique, petit prophète qu'est Avel ne laisse de marcher à la rencontre des uns et des autres et de lui-même aussi. " Je ne suis pas d'ici. Je voyage. " se plaît-il à dire.
S'arrachant de sa famille, il tente d'enraciner ses pas dans le chemin caillouteux, dans le sable ou dans le roc de la montagne, seul. " Suis-je bien sur mon chemin ? "
À peine Adonaï lui répond-t-il lorsqu'il s'adresse à lui : un souffle léger, un renardeau des sables, un Dieu vague et bon, là semble être la seule certitude Éternelle qu'il faille louanger.
Vient le désespoir qui remplit le jour et la nuit.
Sa rencontre avec l'enfant Elias (fils de Dieu en hébreu) dans le noir silence du Nom des Noms est lumière dans les yeux du vieil Avel.
On le regarde nous quitter, toujours marchant, les jambes fatiguées, Sarah dans le cœur. On le suit du regard longtemps, il s'amenuise, n'est bientôt plus qu'un point au loin, dans la lumière du soir.
Shalom Avel.

Marie-Laure Jeanne Herlédan

Psychanalyse et spiritualité.

Freud a décrit la religion comme un équivalent collectif de la névrose obsessionnelle individuelle. Dans ses correspondances avec le pasteur Oscar Pfister ou l'écrivain Romain Rolland la question religieuse ou spirituelle a été souvent abordée sans qu'il ne change d'avis (1). Il reconnaît à la religion une fonction proche de celle du symptôme : satisfaction substitutive au regard des exigences du refoulement (2). Toutefois, il remarque que la religion joue un rôle social en dédommageant, par la consolation et l'espérance, les croyants des sacrifices exigés par la civilisation.

L'Église y a vu d'emblée une menace. Elle avait perçu comme le notera Jean Sulivan : qu'" elle [ne pouvait] renoncer à l'aiguillon si banal et puissant de la culpabilité pour que la foi soit liée au malheur intime […]. Allez bourriques, servez, vous aurez la vie éternelle en prime. "(3)

Certains psychanalystes, ont voulu ne pas " réduire " l'inconscient au sexuel et ont supposé un " inconscient spirituel " comme le fit Viktor Frankl (4) dans Le Dieu inconscient en 1948. D'autres se sont demandés si l'analyse des croyants, a fortiori celle des religieux, était de nature particulière. Fallait-il perdre sa foi avant ou après l'analyse ? Cette question n'a strictement aucun sens pour un analyste : vient en analyse quiconque en éprouve le besoin et apporte avec lui son " matériel de parole " de manière inconditionnelle - c'est la règle de base. L'analyste n'a par ailleurs aucun projet - qui serait une résistance de sa part - pour conduire un analysant vers des choix de vie dont il a, lui seul, à reconquérir la responsabilité.

On doit à Maurice Bellet, dans un bref et magnifique essai, d'avoir clarifié le débat (5). " S'il y a parole sur la foi et la psychanalyse, le plus important est que cette parole porte cette si difficile, si incernable relation. […] la parole circule librement, sans que les " frontières " entre les " domaines" constituent l'obstacle préalable; on parle, on échange avec une sorte de liberté associatrice. Et pourtant, pas de mélanges : la foi reste la foi, l'analyse reste l'analyse, il n'est pas question de se psychanalyser la foi les uns des autres, ou de récupérer l'analyse dans un discours religieux. "

Dans ce cadre bien défini, on peut reprendre à nouveaux frais la question spirituelle et même rendre possible ce qui était encore impensable il y a très peu d'années : sortir ces questions du registre de la psychopathologie - pour les uns - ou du mystère et de l'ineffable - pour les autres. Le déclin du religieux permet de mieux discerner une nouvelle recherche du côté de la vie spirituelle (6).

" Je crois qu'on pourrait appeler spiritualité, la recherche, la pratique, l'expérience, par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité. " nous dit Michel Foucault (7). Et si le propos paraît trop théorique, Sulivan l'énonce à sa façon bien terrienne par des mots immédiatement sensibles : " Il y a toujours une conscience d'homme devant l'amour, le mal et la mort. "(8)

Ces expériences, aucun savoir n'en vient à bout. Aucune image n'est assez puissante pour les cerner et même vire à l'obscène par trop de prétention ou de provocations. C'est ici que le réel, au sens que lui donne la psychanalyse depuis Lacan est en cause.

Le silence et l'opacité du réel ont toujours appelé la recherche de réponses. Les sociétés ont donné croyances, codes et dogmes. Ces institutions ont esquivé ou altéré l'objet de la question. L'amour singulier est asservi aux règles de filiation et d'alliance de la Cité ou décharné dans l'idéal amour de l'humanité, le mal s'explique par quelque faute originelle qui en outre le justifie, la mort hic et nunc ne compte que pour ses conséquences dans un autre monde intangible. Ces réponses anciennes ne traduisent nullement une faiblesse de la raison chez ceux qui les ont produites. Ils ont travaillé avec les moyens conceptuels dont ils disposaient en fonction de leurs sociétés, de leurs rapports à la nature, selon qu'ils étaient nomades, sédentaires, ruraux, urbains, possédants ou prolétaires… Et c'est grâce à ce long travail que nous sommes aujourd'hui en capacité d'interroger de manière critique ce que nous héritions d'eux.

Depuis peu le scientisme dans la foulée de la science - dont il doit être soigneusement distingué - donne de nouvelles réponses au réel (9). L'amour serait " soluble " dans la physiologie et la sexologie ; le mal est de façon pragmatique réduit à l'échec, aux comportements inadaptés ou à la maladie ; quant à la mort rendue indolore et distante elle ne concerne plus le mourant mais son entourage qui peut en être soulagé par un coaching du deuil. C'est une nouvelle expérience pour l'humanité et aucune volonté réactionnaire ne pourra faire qu'elle n'ait pas eu lieu. D'ailleurs cette réponse de la modernité n'est ni plus ni moins intrinsèquement erronée que les anciennes solutions et ce qu'elle apporte n'est pas seulement mauvais. Simplement des contradictions sont remplacées par des complexités. La sacralité absolue de la vie faisait bon ménage avec la torture et l'inquisition, la guerre sainte, le colonialisme et l'interdiction d'abréger toute souffrance. La dignité de chaque vie est maintenant évoquée à propos du refus de la guerre, de la solidarité internationale, de la contraception, de l'avortement ou de l'euthanasie.

En somme le pouvoir - dogme et magistère - et le savoir - scientisme. - se révèlent avec leurs moyens respectifs aux prises avec le réel qui n'est nullement entamé, mais autrement contourné. À l'orée du XXe siècle la psychanalyse est née de l'impossibilité de la science à dire le réel à la place de l'autorité séculaire des maîtres. Le médecin, malgré ses promesses, ne pouvait pas plus que le prêtre ou le mari venir à bout de l'hystérie qui n'était pas plus " du nerf " que " du diable ".

La cure freudienne a précisément créé en réponse à cette impasse le lieu d'une suspension du pouvoir et du savoir par la règle de l'association libre et de l'attention flottante. Sans doute, cette " invention " n'attire plus assez notre attention sur la révolution dans l'ordre de la parole qu'elle a introduite puis formalisée comme mode thérapeutique selon les besoins du temps. D'autres sujets, avaient cependant fait l'épreuve bouleversante d'un autre discours, hors savoir et hors pouvoir. Ils avaient su " d'expérience que le bonheur n'est pas dans la possession des choses ni dans la domination des êtres, mais dans la dépossession de soi. Et c'est pour cela [qu'ils ont éprouvé] une dilatation du cœur et de l'âme. "(10) Ce qui n'entraînait pas pour eux, le plus souvent, autre chose que des graves dangers dont le dernier - ultime injure post-mortem à leur audace - était d'être confits en sainteté. Il est d'ailleurs systématique que les institutions refusent opiniâtrement - faute d'un travail considérable d'ascèse - le surgissement d'une parole inattendue au cœur de leur appareillage.

Voilà que le scientisme s'impose comme le nouveau discours totalitaire - au sens où il prétend dire le tout de l'expérience humaine. L'institution religieuse tente de résister par une contre-dépendance symétrique, désespérée et maladroite. Elle a sans doute la nostalgie de ses victoires à la Pyrrhus contre la science émergeante : Giordano Bruno, Copernic, Galilée, Darwin encore un peu. Des créationnistes - plus ou moins radicaux ou cachés -, des contemplateurs du ciel de des petits oiseaux cherchent encore à accaparer Dieu, à le prendre dans les filets de la Nature pour qu'il n'aille pas se loger dans le cœur de l'homme. Là où il ne leur appartiendrait plus. Ces combats d'arrière-garde ignorent le danger mortel pour l'esprit qu'est le recours au savoir ou au pouvoir pour traiter du réel, dont un autre nom est Vérité.

Mais le tragique est là qui n'a rien à voir avec une faute. L'homme parle et ce n'est pas drôle (11) puisque c'est au prix d'une faille que rien ne viendra jamais combler. " Il n'y a pas de vérité qu'on puisse dire toute. "(12) " C'est par l'impossible de dire toute la vérité qu'elle tient au réel. " (13) C'est ce que la psychanalyse apprend à reconnaître dans sa nudité. Scientisme et religion ne peuvent que se rejoindre pour réfuter une telle découverte. Il faut combler. Ou affronter d'abord un vide : " Une dépression survient, une névrose : le corps se met à parler le langage de vérité. Le langage passe toujours par un effondrement. " (14) Dans la solitude.

Ce défilé étroit, où nul ne peut contraindre quiconque à passer - ni pour son bien, ni pour son salut - est aussi ouvert par la rencontre avec une parole vive qui fait énigme, tranche des certitudes, subvertit des conventions. " Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience " disait René Char. " L'assoupissement du christianisme tient à ce qu'il ne scandalise plus. Le sens est englouti dans les rites, les lois, le verbiage idéologique, vieux et moral. Nous avons beau faire, nous apparaissons comme des bravaches de la croix et de la résurrection, des pensionnés de la rédemption, préoccupés de nos conflits intérieurs et de nos crises de conscience. "(15)

Aujourd'hui, qui encore peut se nourrir spirituellement de verbiage idéologique, vieux et moral, sans savoir au fond de son cœur qu'il abdique devant le travail d'humanité ? On peut voir avec la diatribe de Michel Onfray contre la psychanalyse se perpétuer la même passion qui, de siècle en siècle, anime ceux qui s'effrayent de leur propre désir, ont peur de reconnaître chez eux - en le rencontrant dans une autre parole - " un souffle, c'est-à-dire l'esprit qui ressuscite les mots " (16) et ont cherché, cherchent et chercheront par le pouvoir ou le savoir à se soustraire à l'expérience de cette rencontre.


Gilles Herlédan

1 - FREUD (1927) Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, 1966
2 - Principaux textes de Freud où la question de la religion est abordée : (1907) Actes obsédants et exercices religieux, L'Homme Moïse et la religion monothéiste, 1937 Gallimard 1993, Totem et Tabou (1912-1913), Gallimard, 1993, L'avenir d'une illusion et Un événement de la vie religieuse, (1927), PUF 1971, Malaise dans la civilisation (1929), PUF.
3 - SULIVAN J., L'écart et l'alliance, p. 94
4 - FRANKL V., Le dieu inconscient.. Éditions du Centurion, 1975.
5 - " Le déplacement de la question " in Foi et psychanalyse, Desclée de Brouwer, 2008
6 - Voir l'étude des trois belles figures de spiritualité laïque in MILLOT Catherine, La vie parfaite, Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum, Gallimard, 2006
7 - FOUCAULT, M., Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981 1982), Paris, Le Seuil, 2001, p. 16
8 - SULIVAN J., Petite littérature individuelle, Gallimard, 1971, p. 46
9 - Pour le dire vite : la science peut prédire à 40, 400 ou 4000 ans de distance, toutes choses égales par ailleurs, quelle sera, en tel lieu défini, la vitesse de chute dans le vide d'un corps au bout de 1 seconde. Le scientisme du Conseil d'Orientation des Retraites n'a aucun moyen de justifier ses prétentions de voyante extra-lucide. Ses chiffres servent seulement à faire croire qu'il s'agit de science pour servir des intérêts non-scientifiques.
10 - SULIVAN J., Bloc notes, Préface de J. de Bourbon Busset, Éd. SOS du Secours catholique, 1986, p. 26
11 - Voir sur : http://www.culture-et-foi.com/texteliberateur/jean_lavoue.htm, Au cœur de l'humain, les lois de la parole, de Jean LAVOUÉ
12 - LACAN J., Lettre aux Italiens. Lettre mensuelle de l'École de la Cause freudienne, p. 9, avril 1982. Rédigé en 1974
13 - LACAN J., Télévision. Le Seuil, Paris, 1974
14 - SULIVAN J., L'exode, Desclée de Brouwer, 1980. Réédition avec une préface de Bourbon-Busset, Cerf, 1988. p. 27
15 - SULIVAN J., L'Écart et alliance, coédition Le Centurion/Panorama d'aujourd'hui, 1980. Réédition, Albin Michel, 1991, p.106
16 - SULIVAN J., op. cit., p. 150

En réponse à la question d'un ami… "pour vous, c'est quoi la vie spirituelle ? "


" Je crois qu'on pourrait appeler spiritualité, la recherche, la pratique, l'expérience,
par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations
nécessaires pour avoir accès à la vérité "

Michel Foucault, Herméneutique du sujet.
Cours au Collège de France (1981 1982), Paris, Le Seuil, 2001, p. 16

Alors, je commence par tenter de répondre à ta question que j'ai entendue comme " pour vous, c'est quoi la vie spirituelle ? "

Un premier élément dans la question même : " pour vous, pour toi... ". C'est qu'en effet la vie spirituelle est singulière. En ce sens, elle n'est pas généralisable, ce qui la soustrait tout à la fois à l'ordre du code commun (la Loi ne sauve pas ... ) et du savoir impersonnel de la science.

De ce fait la vie spirituelle crée un point d'énigme entre le pouvoir et le savoir qui sont les termes admis de la vie sociale. Elle prononce un " ce n'est pas cela ! " quand l'évidence s'impose. Ce par quoi elle entretient un rapport avec l'idée d'une autre vérité.

Un deuxième élément dans la question : " la vie ". Il ne s'agit pas d'un état, encore moins d'une rente, mais d'un processus, mieux encore d'une expérience qui se constitue d'expériences, lesquelles n'ont de valeur que comme " inouïes ". Le mot surprise convient pour se décliner comme sur/prise. Ça dépasse la prise, par exemple la prise en main du gestionnaire, mais aussi même celle de quiconque sait ce qu'il cherche et, ironie - de Pascal à Freud… si, si ! - prétend l'avoir trouvé

Reste cependant qu'il faut que cette surprise singulière - avec son potentiel de violence - trouve à tout à la fois l'instance de son accueil et celle de sa formulation.

Pour l'accueil : c'est de cœur ouvert qu'il s'agit et de ce point de vue faut-il avoir assez pris le temps de se soucier de soi - en ne négligeant pas ce qui de notre vérité singulière vient troubler le masque de la "persona " qu'on croît devoir être - pour accepter d'entendre l'inattendu, l'imprévisible.

Pour le dire : " La vérité ne se dit pas toute, les mots y manquent " disait Lacan. Et je pense aussi que parfois, il y a trop de mots, le bavardage masque mieux le vrai que l'achoppement de la langue. Sans doute peut-on ici rejoindre le Sulivan qui souligne le paradoxe de l'institution ecclésiale qui a tout à la fois transmis l'éclat d'une Parole inouïe et rendu celle-ci lettre morte pour beaucoup qui auraient pu l'entendre.

Sans doute faut-il considérer qu'aujourd'hui c'est bien dans la " subversion " qui n'est pas dénigrement ou déni, des messages religieux - encore faut-il cependant en avoir considéré l'intérêt presque crypté -, c'est-à-dire une sorte d'au-delà des discours d'ordre, de morale ou d'aménagement social, que la vie spirituelle peut encore surprendre.

La position de l'artiste - s'il n'est pas l'acteur d'un marché de l'art - peut être privilégiée à cet égard. La poésie d'un Guillevic dans son trajet de la catastrophe d'exister à l'expérience d'un vide en quelque sorte générateur est assez typique d'une vie spirituelle qui par delà toute croyance aurait à voir avec une Foi plénière. Mais est-ce si loin d'un christianisme qui aurait renoncé à la mythologie ?

Je ne crois
En aucun dieu.

Je ne crois pas
à l'étoile qui vous guide.

Je ne crois pas
à la tourmente

Qui vous emporte
Et vous mène à bon port

Je crois.
(inédit de 1987)

Gilles Herlédan

L'oeil de l'âme
Jeanne-Marie Baude


Avocate de l'imagination...
D'emblée Jeanne-Marie Baude, citant Gao Xingjian qui connut la dictature sous Mao, annonce la couleur : la littérature est une nécessité pour garder sa conscience d'homme. Elle adosse ce prédicat à une question essentielle sur le lien entretenu entre la création et l'espérance — pas l'espérance comme bon sentiment mais celle qui naît du tragique. Elle convoque dans sa plaidoirie les sœurs de cette reine vertu, imagination et merveille, en passant par un éloge de l'attente.
La défense de ces nobles causes conduit Jeanne-Marie Baude à proposer jusqu'à une po-éthique et une éthique de l'imagination. Elle rappelle aussi que l'art a les pouvoirs de nous relier à notre sensibilité.
La paupière de œil de l'âme ne tombe pas de fatigue en lisant cet ouvrage qui nous invite à porter l'imagination au rang d'une faculté aux deux sens du terme.

Marie-Laure Jeanne Herlédan

" Dans ce mouvement d'écrire, je retrouve avec toi ce vide sans « pourquoi ». Je cueille les mots comme au puits des naissances où, toi, tu reverdis.

J'apprends à ressembler à l’instant sans avant ni après.

Je n'irai pas dire plus que je n'ai compris, mais l’énigme qui me soude à ta vie, d'elle je veux parler au grand jour. Qu’elle soit un phare pour les jours mauvais, un guide pour ceux qui cherchent aussi le port ! "

« Il serait trop rude d'être seul, livré à soi-même, pour avancer dans cette invention de l’existence, aussi je cherche dans l’humanité entière des compagnons d'éternité. Je les trouve de manière privilégiée parmi les chrétiens de tous les siècles, mais ils ne peuvent me dispenser d'explorer mon expérience. Nous sommes toujours seuls - mais non pas abandonnés - devant notre existence et l’infini du mystère de Dieu. Je suis heureux de célébrer le matin de Pâques, mais en moi-même - accompagné par la beauté de la liturgie - toujours plus silencieux. S'il ne s'agissait que de la résurrection de Jésus, je serais totalement démuni. C'est toute l’humanité qui est alors présente, elle seule est assez vaste pour maintenir ouverte l'immense attente et c'est en elle que je puise la force d'accueillir l’annonce que l’univers, l'homme et Dieu sont indissociables et que leur union s'appelle la Vie, ma vie. »

 

 

On dit recherches humaines, on dit quête spirituelle.

Les chemins empruntés sont toujours pavés de ténacité et d'émerveillement.
De son regard sur l'homme et la création, Johannes Scheffer, devenu le jésuite Angelus Silesius - un des grands mystiques rhénans - , nous a laissé une poésie rare, des distiques de piété - parfois presque profanes - révélant l'infime et l'infini.

Dans L'errant chérubinique, que Roger Munier a choisi de nommer "Pélerin", le lecteur ébloui reçoit la lumière des mots qui dépassent l'homme.

Marie-Laure Jeanne Herlédan