Les Lectures de Pierre Tanguy...


Septembre 2016

François Cassingena-Trévedy et son Cantique de l’infinistère

Julien Gracq l’avait désignée comme « une province de l’âme ». Il parlait du Finistère. « La mer, le vent, la terre nue, et rien », écrivait-il dans ses Lettrines (José Corti, 1967). C’est d’une autre Finistère dont nous parle le Breton François Cassingena-Trévedy, ou plutôt d’un « infinistère », « selon que les impressions conjuguées du regard et des pas suggèrent de le baptiser ». Ce Finistère-là n’est pas bordé par la mer, mais il possède aussi de larges horizons. Les terres y sont rudes, frustes et austères. Propices à la méditation. Il s’agit du Cézallier, terres hautes d’une Auvergne ignorée des touristes, entre Mont-Dore et Cantal, dont les occupants principaux sont des éleveurs et leurs troupeaux d’estive. De modestes hameaux et villages s’y accrochent. C’est ce pays-là que frère François, moine de l’abbaye bénédictine de Ligugé (Fanch pour ses amis bretons) a pérégriné pendant une semaine au début de l’automne, un territoire avec lequel il avait des affinités (un héritage, notamment, de vacances familiales passées sur place).

Son livre est sans doute un carnet de route. Quittant le hameau de Chaumiane, il écrit : « Le ciel est très bas, le jour encore indécis. Une fine couche de neige, tombée dans la nuit, donne aux tracteurs un air de jouets abandonnés ». Un carnet, mais bien plus que cela. à Dienne, il échange avec sa bonne hôtesse : « Nous tombons d’accord sur la liturgie des saisons, sur l’extrême densité des choses rurales, sur ces riens de la terre et du temps qui pèsent de tout leur pesant d’or, comme le balancier d’une horloge, dans le cœur de l’homme ».

François Cassingena annote. Il est le scribe scrupuleux de son équipée solitaire. Il parle des gens, des lieux, de leur histoire. La petite musique des psaumes l’accompagne mais aussi Ignace d’Antioche, Jean de la Croix, Augustin, François d’Assise, Bachelard, Pascal, Teilhard de Chardin, Péguy, Virgile, Lucrèce, Dante, Elisée Reclus, Saint-John Perse, Rilke, Rimbaud, Anne Perrier… dont des citations truffent son texte.

Notre moine pèlerin n’est pas là pour nous livrer des anecdotes, mais pour (sur ses pas) nous ramener à l’essentiel : la fraîcheur, l’innocence, la sobriété. Sur ces terres qu’il parcourt, aucun artifice. Simplement des « aridités adorables ». Oui, un moine bénédictin aux accents franciscains. « Je chavire dans une oraison qui n’est fait que d’acquiescement sans bornes à ces espaces ». Au mitan de sa pérégrination, il peut même écrire : « Le Cézallier apparaît alors pour ce qu’il est et me livre ce que j’allais y chercher sans peut-être le savoir : une estive élevée à l’état d’éternité… dont l’austérité ne le cède qu’à la douceur, et qui induit insensiblement à la tendresse autant qu’au repentir »

Les terroirs d’Auvergne ont eu leur chantre : le pays d’Ambert avec Alexandre Vialatte, le Livradois avec Henri Pourrat (celui de Gaspard des montagnes). Aujourd’hui, il y les beaux textes de Marie-Hélène Lafon sur le Cantal et la vallée de la Santoire. François Cassingena-Trévedy, « casanier de l’immense » et appuyé sur son « bâton de chantre », peut entrer dans cette prestigieuse lignée. Il suffit d’un livre, ce livre, Cantique de l’infinistère, où l’on vous parle d’une « terre étrangère à toute colonisation intempérante, à toute civilisation emballée, à tout encombrement pandémique ». Au fond, Une vraie « province de l’âme ». Dépouillez-vous du vieil homme (tel un pèlerin qui se délecterait du superflu), marchez, contemplez, cultivez le beau, nous dit frère François, entre les lignes, sur cette vieille terre d’Auvergne.

Cantique de l’infinistère, à travers l’Auvergne, Desclée de Brouwer, 175 pages, 16,90 euros.


Le poète Gilles Baudry publie avec des artistes

Le moine poète de l’abbaye de Landévennec, Gilles Baudry, fréquente de nombreux artistes. En 2015, il avait publié avec l’aquarelliste Jacques Dary un livre intitulé Abbaye de Landévennec, l’âme d’un lieu (éditions Salvator). Un livre auquel j’avais apporté ma contribution. Plusieurs publications récentes attestent ce goût de Gilles Baudry pour des livres où ses poèmes cohabitent avec des œuvres picturales ou photographiques.

En tirage limité, mentionnons d’abord le très beau « livre d’artiste » du plasticien Michel Remaud (peintures non figuratives éclatantes de lumière) sous le titre Nomade. Ce livre, qui comprend des poèmes inédits de Gilles Baudry, a été tiré à cinq exemplaires (26x22) : une grande planche en leporello sous coffret. Prix de vente : 300 euros(1)

Sous le titre Fil de vie, Gilles Baudry rejoint avec ses poèmes les aquarelles de Marie-Gilles dont l’œuvre, « toute de vibration, est profondément empreinte de spiritualité », note le poète, avec « comme chez Manessier, l’invisible en filigrane par les interstices de la surface évidée »(2).

Avec Nathalie Fréour, le dialogue se tisse sur L’abbaye saint-Guénolé de Landévennec. Des poèmes inédits de Gilles Baudry et des poèmes extraits de deux de ses recueils publiés chez Rougerie cohabitent avec les pastels à l’huile de l’artiste. « Jamais haut lieu ne fut plus humble/nef végétale/palmiers/en guise de piliers »(3)

Changement de registre avec Rostellec, requiem sous un ciel de traîne. Hommage d’un photographe (Guy Malbosc) et d’un poète (Gilles Baudry) aux chalutiers langoustiers construits à Rostellec, près de l’Île-longue, et devenus, sous l’action du temps, bois et ferraille. « Vieilles coques,/naguère la mer vous portait/à présent que le temps vous déporte/vous avez pris la forme de l’absence »(4)

Avec le peintre Pierre Denic, le poète avait déjà publié Brocéliande (Liv’éditions, 2011). Les deux hommes ont, cette fois, élaboré de concert un hymne à Molène et à Sein sous le titre à tire d’île. « De mémoire d’île/chacun ici héberge en lui/la fulgurance/ou le chuchotement du monde en ses métamorphoses »(5). Un livre magnifiquement mis en page et introduit par un texte de Guénane, femme/poète du Morbihan.

Tous ces livres (mis à part le « livre d’artiste ») sont en vente à la librairie de l’abbaye bénédictine de Landévennec. On peut aussi trouver quelques uns d’entre eux dans les « bonnes librairies », notamment à Quimper.

(1) Contact : www.michelremaud.com
(2) Les éditions buissonnières, Crozon. www.editions-buissonnieres.fr et www.marie-gilles.book.fr. prix du livre non indiqué
(3) www.editions-crer.fr prix du livre : 13 euros
(4) Éditions Trez rouz. Ouvrage disponible sur le site de la librairie Dialogues.www.librairiedialogues.fr. 14 euros
(5) Graphisme : les éditions buissonnières, Crozon. Prix non indiqué. Livre publié à l’occasion de l’exposition des peintures de Pierre Denic au fort de Combrit/Sainte-Marine au cours de l’été 2016


Christine Guénanten se raconte avec son père

« Je ne sais rien faire. Rien faire que d’écrire des poèmes. Je me réfugie dans le jardin sous le pommier près de Poupette. J’écris en m’appliquant jour et nuit ». Une jeune fille – encore une enfant – parle de sa passion. Christine Guénanten, femme/poète en Bretagne se raconte avec cette innocence et cette fraîcheur qui sont la marque de l’enfance dans une biographie croisée avec son père.

La fille évoque la sensation qu’elle a toujours eue d’être un peu à part. Elle dit comment l’écriture a fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui. Le père, lui (« Pierrot »), raconte sa vie d’ouvrier des Ponts et Chaussées et, surtout, l’épreuve traumatisante du STO en Allemagne. Mais la mère (« Marcelle ») est loin d’être absente, évoquée par l’une comme par l’autre au fil des pages.

La petite Christine a du mal à l’école (« J’avais toujours peur, toujours honte »). Mais il y a un jour ce déclic : un texte qu’elle écrit sur un animal de basse-cour et qui lui vaut les félicitations de sa maîtresse et même une lecture devant tous les élèves. « Quelle joie d’être ainsi complimentée pour mon écriture ».

Complimentée, elle le sera plus tard par Charles Le Quintrec dont elle fera son poète de référence. « Il correspond régulièrement avec moi » et il lui écrit : « Vous tissez, filez, gouvernez un univers en perpétuelle état de fraîcheur ». Christine Guénanten, en effet, ne rentre pas dans les codes de la poésie engagée et encore moins dans les codes de ceux qui ont choisi les voies de l’obscur et l’hermétisme. Elle n’est pas de ces poètes fustigés par Le Quintrec se retranchant « derrière des exercices qui ne peuvent intéresser que quelques mandarins masochistes ». Lisons plutôt, pour s’en convaincre, Christine Guénanten parlant de la nature : « Je suis en quête d’une fleur/D’une merveille abandonnée/Vos cœurs sont devenus des pierres/Je suis paralysée d’amour/J’ai à rechercher le visage/qui jamais n’oublie les fontaines/Beautés, rivières des sous-bois ».

Le cœur de Christine Guénanten penche du côté de René Guy Cadou, Yves La Prairie, Antony Lhéritier... Elle le dit dans ce livre où elle évoque largement, parfois dans les détails (souvent savoureux), sa vie de jeune fille de milieu modeste à Vannes. « Il ne faut pas attendre le jugement des autres, confie-t-elle, mais se donner jour après jour au silence et à la solitude ». Une solitude (littéraire) dont elle commencera à sortir quand elle sera invitée sur les antennes de Radio Armorique et qu’elle décrochera ses premiers prix (tout en pointant à l’ANPE avant de décrocher un emploi de service dans un lycée professionnel).

Il n’est pas courant qu’une femme poète de Bretagne s’expose ainsi à sa manière dans un livre. Denise Le Dantec l’a fait dans Le rappel des jours (La Part Commune, 2015). Christine Guénanten le fait dans un langage presque enfantin comme si l’adulte (née en 1958) écrivait sous la dictée de la gamine qu’elle fut. Aucune recherche stylistique dans ce livre, simplement la plume qui court sur la page (comme encore empreinte d’encre violette), pour dire à la fois la douleur et le bonheur d’être au monde. Aux côtés d’un père, d’une mère, d’une sœur. Oui, un livre touchant.


Père-fille, sens interdit
, Christine Guénanten, éditions du traict, 141 pages, 12 euros.

à découvrir aussi sur http://creation.guenanten.monsite-orange.fr


Janine Modlinger : Beauté du presque rien

Beauté du presque rien. « Beauté » qu’on imagine volontiers être celle que célèbre François Cheng dans ses méditations(1). « Presque rien », autrement dit ce que l’on ignore et parfois méprise, ce qui est au bord du chemin et que nos yeux ne voient pas, mais dont il importe de révéler la noblesse. N’est-ce pas, d’une certaine manière, la « mission » du poète ? Sous d’autres cieux, à d’autres époques, des poètes chinois ou japonais ont fait de ce « presque rien » de vrais poèmes (pensons aux auteurs de haïkus) et n’ont pas manqué de faire de vrais émules en Occident. « Cette grâce propre à l’État de poésie est de voir dans les plus humbles choses, et les plus familières, une secrète beauté », nous rappelle le poète suisse Georges Haldas dans ses Carnets(2)

Avec Janine Modlinger, le « presque rien » est d’abord là pour révéler « l’invisible ». Derrière le voile des apparences, se cache un mystère que traque le poète. Il y a, dans cette démarche, matière à « éblouissements », pour reprendre le titre d’un de ses précédents livres (Ad Solem…). « Chaque jour, un feu m’illumine, écrit-elle, il a la forme de visage, d’arbres, de ciel, une herbe parfois. Ces lueurs m’ouvrent à l’immense ». Ou encore ceci : « Voici qu’une pluie fine parsème le feuillage. Que nous est-il demandé, sinon de nous rassembler, d’acquiescer, de faire accueil à l’immense ». Et, au passage, cet aveu : « Je n’étais faite que pour cela, veiller, aller dans les pas de la beauté ».

On n’est pas loin du poème « exercice spirituel » tel que le conçoit Gérard Bocholier. Encore moins loin de cette fratrie de veilleurs à l’affût de la Parole et qui peuvent, comme le dit Gilles Baudry dans l’un de ses poèmes, « Passer toute une nuit à guetter le passage/De l’ange ou la naissance d’une étoile ». Pour autant, il n’y a jamais ici, dans ces fragments de prose poétique, d’incantations béates. L’auteure a une conscience vive de la cruauté du monde. « Mais que dire de celui qui, à cette heure même, fait naufrage, celui que nul ne vient consoler, qui perd confiance en la bonté ? »

Janine Modlinger vit à Paris mais nous parle aussi de la mer et de la montagne. Elle le fait à la manière des grands sages, sous formes de pensées, de méditations arc-boutées sur le quotidien ou les beautés de la nature. Le Livre est son rocher. « Il habite nos corps et nos visages, rien ne nous détournera de la promesse ». Aussi célèbre-t-elle avec ferveur « Le Cantique des cantiques ».


Beauté du presque rien
, Janine Modlinger, Ad Solem, 69 pages, 29 euros.

(1) Cinq méditations sur la beauté, par François Cheng (Albin Michel)
(2) Pollen du temps, carnets, par Georges Haldas (Bibliothèque l’Âge d’homme)


Jean Lavoué dans les pas de Jean Sulivan

Jean Lavoué a de la constance. L’écrivain morbihannais (auteur de livres sur Lamennais, Perros, Grall…) s’appuie inlassablement sur les intuitions prophétiques du prêtre et écrivain Jean Sulivan (né natif de Montauban-de-Bretagne) pour envisager un christianisme de plein vent, loin des dogmes et des carcans de toute nature. Des mots-clés émergent au fil des pages de son nouveau livre  Souffle », « passants », « veilleurs », « Parole », « intériorité »), livre placé sous le signe de la tendresse et, plus généralement, du féminin en l’homme.

Si l’auteur introduit son livre par le portrait de trois femmes (Etty Hillesum, Magda Hollander-Lafon et Christiane Singer), ce n’est le fait du hasard. « Les amantes se reconnaissent de loin », écrit-il. Plus loin il parlera « d’amoureuses », un peu comme le ferait Christian Bobin. « Les amoureuses écrivent un poème avec leur vie. Elles se tiennent là, disponibles ». Alors Jean Lavoué émet ce vœu : « Vienne le temps où certaines structures religieuses encore beaucoup trop cléricales et masculines s’effacent pour leur laisser le soin de porter elles-mêmes au monde la Parole de feu qui illumine leur cœur ».

Chrétien des « marges », aux côtés de tous les « chercheurs de sens » (cet « archipel fraternel »), il ne peut se satisfaire du « monde rapetissé que l’on nous fait et dont nous sommes souvent complices ». Il rêve, avec d’autres, de pouvoir « moduler un chant nouveau » dans « le miracle de l’ordinaire des jours ». Comme Xavier Grall, il dénonce la « chape de tristesse » qui a pu, à une époque, tomber sur le christianisme. Alors il aspire au « baume de la joie » et au « chant des jours » au sein d’une religion qui retrouverait vraiment « la saveur évangélique ». Et aujourd’hui, il peut même poser la question : « Le pape François ne serait-il pas le prophète de cette conversion-là pour l’Église catholique ? ». Au-delà du « chant » ou de la « tendresse », c’est l’appel au retour vers les « marges » que Jean Lavoué salue chez le pape argentin. Ce que ce dernier désigne sous le terme de « périphéries ».

L’auteur pointe donc très bien les nouveaux enjeux liés à ces appels venus d’un pape « homme de miséricorde qui se sent d’abord et avant tout un pécheur pardonné : lui qui invite tout homme de bonne volonté à vivre en lui profondément, existentiellement, cette expérience de libération et de réconciliation ». Aller vers les marges, cultiver le Souffle et l’intériorité. Pape François et Jean Sulivan, même combat ?

La vie comme une caresse, Dieu nous sauve par se tendresse, éditions Mediaspaul, 178 pages, 16 euros.


Août 2016

Mahmud Darwich : Présente absence

Lire Mahmud Darwich. Quel bonheur! Son autobiographie poétique, qui vient de paraître, l’atteste à nouveau. Comment ne pas adorer un auteur capable d’écrire : « Je ne déteste que la détestation car elle empoisonne l’énergie dévolue à l’amour des choses simples ». Lui qui fut assigné à résidence - par certains - dans le rôle de l’écrivain palestinien engagé, est un immense poète. Poète et palestinien sans doute. Mais poète d’abord.

Dans un livre d’entretiens (La Palestine comme métaphore, Payot 2002), Mahmud Darwich, décédé en 2008, soulignait que « le poète n’était pas tenu de fournir un programme politique à son lecteur » et que la poésie était, avant tout, « la trace de l’absence ». L’homme, bien sûr, a vécu l’exil (sa famille fut chassée des terres de Galilée par l’occupant israélien) mais cet exil – ou cette absence – pouvait selon lui prendre plusieurs formes. « Il y a l’exil social, l’exil familial, l’exil dans l’amour, l’exil intérieur. Toute poésie est expression d’un exil ou d’une altérité », déclarait-il, en 1993, dans un entretien avec un critique littéraire syrien. Et il ajoutait : « L’exil n’est-il pas l’une des sources de la création à travers l’histoire ? L’homme qui est en harmonie parfaite avec sa société, sa culture, avec lui-même, ne peut être un créateur. Il lui faut une forte tension intérieure pour transgresser les règles, condition nécessaire de toute création ».

Il y a beaucoup de pages sur l’exil dans son nouveau livre (Le Caire, Beyrouth, Tunis… et même Paris). Mahmud Darwich a vécu la prison, il a galéré, il a frôlé la mort. « Tu sauras plus tard que ton cri de douleur était la preuve de ton retour à la vie qui commence et se termine par un cri ». Il nous parle de tout cela avec justesse. Mais les pages sans doute les plus poignantes sont celles où le poète raconte l’enfant qu’il fut (on l’appelait « le turbulent » ou « le rêveur »). « Ne regarde pas l’étoile, elle pourrait te ravir et te perdre. Accroche-toi à la robe de ta mère », écrit-il en évoquant la fuite de son pays et cette enfance chaotique. Et, surtout, il y cette passion des mots qui naissent à l’école. « Tu cours vers elle avec la joie de celui à qui on a promis une découverte. Non seulement pour retenir ta leçon mais pour apprendre l’art de nommer les choses. Tous les lointains se rapprochent, toutes les choses closes s’ouvrent. Ecris correctement fleuve, il coulera dans ton cahier. Le ciel aussi sera l’un de tes biens personnels si ton orthographe est correcte. Qui écrit une chose la possède ».

D’une certaine manière tout est dit dans ces lignes superbes. L’écriture sauvera plus tard le poète exilé car, grâce aux mots, « la nostalgie est capable de doter ce qui était de ce qui ne fut pas, faisant de l’arbre une forêt et du caillou une perdrix ».

De retour en Palestine, le poète prend du recul, s’absente pour ne pas être absorbé. « Que pouvait le poète face au bulldozer de l’Histoire, sinon veiller sur les arbres, visibles ou invisibles, qui jalonnent les vieilles routes et s’élèvent près de la source d’eau ». Mahmud Darwich le dit ici sous forme de fragments où alternent sensations et émotions, petites sentences ou aphorismes. « Si l’on t’interroge sur la force de la poésie, dis : l’herbe n’est pas aussi fragile qu’il y paraît ». Parfois il nous parle comme dans les contes orientaux quand le merveilleux s’insinue dans le prosaïque, quand l’homme sait dialoguer avec les fleurs et les étoiles. Sur la forme d’écriture employée dans ce livre, ces mots de Mahmud Darwich résument tout : « La prose est la voisine de la poésie et la promenade du poète. Le poète est perplexe entre prose et poésie ».

Présente absence, Mahmud Darwich, traduction de l’arabe (Palestine) par Farouk Mardam-Bay et Elias Sanbar, Actes sud Sindbad, 148 pages, 17 euros.



Takuboku : Une poignée de sable

Le poète japonais Ishikawa Takuboku (1886-1912) demeure largement méconnu. Certains n’ont pourtant pas hésité à le comparer à Pessoa, Whitman ou Rimbaud. Sa trajectoire a été fulgurante comme celle d’Attila Joszef, Antonia Pozzi ou René Guy Cadou puisque – comme eux – il meurt très jeune (à l’âge de 26 ans). Mais dès ses 18 ans il s’était fait connaître et apprécier par les Japonais grâce à des poèmes qu’il dispersait au sein de diverses revues et réunies plus tard sous le titre Une poignée de sable.

Takuboku – qui fut instituteur puis collaborateur de différents journaux – écrivait des tankas, ces poèmes de 31 syllabes (5-7-5 puis 7-7) disposés sur cinq vers, dont il révolutionna le genre en les formulant sur simplement trois vers et « en s’amusant à en faire le triste jouet de ses humeurs aigries ou capricieuses », note Yves-Marie Allioux dans la postface de ce livre, mais surtout « en conduisant cette forme classique à coller au plus près des malheurs et bonheurs de notre vie moderne quotidienne ».

Nous sommes, en effet, à la fin de l’ère Meiji, période de blocages et de désillusions dont témoignent les tankas de Tokuboku. « Avant le jour/dans ce train attrapé de justesse pour un départ en début d’automne/comme le pain était dur ! ». Le poète évoque ses problèmes d’argent, ses problèmes familiaux ou conjugaux, ses ennuis de santé : « Venu dans ce parc un jour de beau temps/ en marchant/j’ai pris conscience du déclin tout récent de mes forces ». Il dit ses regrets, sa nostalgie de l’enfance et évoque souvent avec émotion son lieu de naissance. « Comme une bête malade/mon cœur/dès qu’il entend parler du pays s’apaise ».

Dans un essai intitulé « Poésie à croquer », Takuboku avait lui-même développé les principes de son art poétique : « La poésie ne doit pas être une soi-disant poésie. Elle doit être une relation rigoureuse des variations de la vie émotionnelle de l’être humain (…), un journal tenu en toute honnêteté. Par conséquent, elle doit être nécessairement fragmentaire ». On le vérifie dans ce livre de tankas qui sont comme autant de pièces éclatées d’une existence, de saisies d’instants éphémères ou transitoires, avec des jeux de correspondances ou d’oppositions. Et beaucoup d’interrogations adressées à lui-même, à des amis perdus de vue ou à cette jeune fille qu’il a aimée. « Dans les faubourgs de la capitale d’Ishikari/il y a ta maison/les fleurs de pommiers y sont-elles déjà tombées ? » On reconnaît, dans ses nombreux textes, cette sensibilité particulière au passage des saisons qui est la marque des grands maîtres du haïku, auxquels Takuboku fait implicitement référence, à commencer par Buson.

Une poignée de sable, Ishikawa Takuboku, éditions Philippe Picquier, 200 pages, 20 euros.

Richard Rognet et la nature consolatrice


« Une vie embrouillée », « pleine d’amertume ». Le poète Richard Rognet (né en 1942) ne se réclame pas impunément de Robert Walser ou de Fernando Pessoa. Il y a, chez lui, une forme aiguë de désenchantement faite « d’encombrantes tristesses » ou de « regrets qui s’infiltrent ». A coup sûr la nostalgie d’un amour envolé et tous ces « désirs inassouvis » qui plombent les heures (« ce qui manque à ma vie, je l’oublie en marchant », confie-t-il)

Mais la nature est là, celle des campagnes et des montagnes vosgiennes où vit l’auteur.

Une nature omniprésente dans ses textes dont il s’approche avec empathie, à la manière d’un Francis Jammes (dont il se réclame aussi). Richard Rognet, au fond, nous ramène au romantisme mais il le fait sans affèterie, sans pause narcissique.

Il y a, au fil des pages, les jours où le regard est comme lavé par la beauté des arbres, des fleurs ou des nuages. « Je parlerai du mot pluie, du mot silence/sous la pluie, je parlerai du jardin/sous la pluie, de la facilité des fleurs/à accepter les confidences du matin ».

Il y a aussi les jours où l’homme en a « gros sur le cœur » et s’en va « étreindre un arbre ». Comme le dit justement, dans la préface, Béatrice Marchal, « l’être se dilate à des proportions cosmiques » quand Richard Rognet écrit : « Le moindre détail découvert porte/en lui les remous du monde, ce qui/nous occupe un instant prend la forme/de l’éternité, notre respiration est celle des étoiles ».

Béatrice Marchal note aussi que « l’ampleur lyrique est renforcée par la façon particulière dont Richard Rognet pratique l’enjambement en opérant la coupure entre deux mots inséparables pour le sens, laissant souvent la fin du vers en suspens sur un mot outil ».

C’est ce qui surprend et souvent désarçonne dans ce livre où les mots relèvent le plus souvent de la prose poétique. Mais ces mots sont, en général, rigoureusement agencés au sein de sonnets où de vers bâtis sur le modèle des alexandrins, y compris dans le superbe dernier chapitre de ce livre quand le poète évoque, avec ferveur, la disparition de sa mère. « Elle était là quand on rentrait, la mère/elle était là, assise, aux beaux jours dans/la véranda, en hiver, dans sa cuisine où elle/ne lisait plus que les poèmes qu’elle aimait ».

Elégies pour le temps de vivre suivi de Dans les méandres des saisons, Richard Rognet, Poésie Gallimard (catégorie 4), 245 pages.


Jacques Josse et Bohumil Hrabal

Jacques Josse aime les destins singuliers. Ceux d’hommes ordinaires, de gens « de peu », qu’il a évoqués dans de nombreux livres (Café Rousseau, La Digitale 2000, Cloués au port, Quidam éditeur 2010…) dont beaucoup avaient pour cadre son Goëlo natal. Les destins, aussi, d’amis poète (Alain Jégou) et même de sportifs hors-normes, à commencer par le cycliste italien Marco Pantani auquel il a consacré un livre remarqué (Marco Pantani a débranché la prise, éditions La Contre-Allée 2010). Jacques Josse aime aussi les troquets et les caboulots, ceux où l’on disserte autour d’une bonne bière fraîche entre amis (Les buveurs de bière, La Digitale, 2003).

Réunissant à la fois son attrait pour la littérature, pour les destins singuliers et, enfin, pour la bière, l’écrivain et poète rennais nous propose aujourd’hui un petit livre sur Bohumil Hrabal, l’écrivain tchèque (1914-1997) qui occupe une place de choix dans son panthéon littéraire. Avec Hrabal, souligne en effet Jacques Josse, « tout part de la palabre, ces propos que l’on entend en priorité au bistrot et qui dépassent la réalité pour entrer dans l’exagération passionnée » (1)

Nous voici donc à Prague « au 17 de la rue Husova », au café Le tigre d’or où Hrabal avait ses habitudes, « pour y passer l’après-midi et retrouver sa place au centre, sous les grands trophées de chasse (…) C’est là qu’il recevait, buvait, mangeait et palabrait. C’est là aussi qu’il prenait plaisir à tous ceux qui venaient s’asseoir près de lui ».

Dans un luxe de détails, digne de certains récits d’investigation, Jacques Josse (qui s’est rendu lui-même sur les pas de Hrabal à Prague) évoque la vie quotidienne de l’auteur à Prague, mentionnant au passage les figures de ceux qui lui tenaient habituellement compagnie : un peintre, un poète violoncelliste, un docteur en philosophie, un joueur de viole, mais aussi un ancien ouvrier du métro de Prague, sans oublier « un ex-garde du corps en arrêt maladie prolongé pour cause de torse, poitrine et ventre entrelardés de plus de cent coups de couteau » et qui « veillait sur sa tranquillité ».

Jacques Josse nous dit entre les lignes son admiration sans faille pour l’auteur de Une trop bruyante solitude édité dans la clandestinité en 1976. Ce livre, rappelle-t-il, « retrace l’arrivée au cimetière des mots d’un lent cortège d’ouvrages à l’agonie, de collections en lambeaux, de bibliothèques entières lancées à la fourche dans la gueule mécanique d’une presse chargée de broyer des tonnes de papier ». Roman fulgurant dénonçant l’emprise sur les consciences dans ces années de plomb précédant la Révolution de velours.

« L’ultime parade » de Bohumil Hrabal, c’est son suicide, le 3 février 1997, quand il saute du 5e étage de l’hôpital de Bulovka et meurt dans la neige. A l’annonce officielle de sa mort par Vaklav Havel lui-même, « les tireuses de bière tournèrent à plein régime et les pintes de bière valsèrent de table en table en se vidant à une vitesse effrénée », raconte Jacques Josse. « Veillée funèbre placée sous le signe du houblon », tandis que, sous d’autres cieux, des pétitions commençaient à circuler, à l’initiative de différents écrivains, pour qu’on décerne à Bohumil Hrabal, à titre posthume, le prix Nobel de littérature. Une pétition – soyons-en sûr - qu’aurait volontiers signé Jacques Josse.


(1) Entretien avec Pascal Rougé, dans Jacques Josse, écrivain, poète et éditeur (Editions Le Temps Qui Passe, 2013

L’ultime parade de Bohumil Hrabal, Jacques Josse, Editions La Contre Allée, 55 pages, 6 euros.


Gilles Cervera : L’enfant du monde

Que peut l’écriture face au malheur ? Elle peut beaucoup, nous dit le Rennais Gilles Cervera. « Celui qui écrit doit être le plus fort car c’est l’écriture qui extrait de la mort, qui sort, y compris de force, du silence ».

Le malheur dont il est question dans son livre est celui qui touche un enfant. « Il ne fait rien, ne dit rien. Il ne bouge que par ressauts ou risques de convulsion ». On l’apprend vite, quelques instants seulement après la naissance. Les parents viennent au chevet de l’enfant. « Il est tubé, monitoré. Comme tous les grands malades. Sauf qu’il n’y aura pas de guérison. Il vit, c’est déjà ça ».

Gilles Cervera raconte la rage du père, l’effroi de la mère (« l’enfant est contre elle dans la nuit noire qui s’étend »). Leur premier enfant. Tout s’écroule. « Ceux qui savent l’histoire de l’enfant sont soit tétanisés, soit ils ont des solutions. Ils disent qu’ils le tueraient. Ils disent qu’ils l’abandonneraient. Ils disent qu’il vaudrait mieux qu’il soit mort. Ils disent qu’on ne peut pas se faire à cet enfant tel qu’il est ». Mais Gilles Cervera répond : « Si, justement. Ils se trompent. L’enfant est un enfant du monde ».

Enfant du monde ? L’auteur le dit sans pathos, sans leçon morale à délivrer. « L’enfant n’agit pas sur le monde. Il le domine. Il domine tous les vivants qui savent de sa naissance à aujourd’hui son alitement ».

On sort ébranlé de ce récit fiévreux. Comme écrit dans l’urgence. Gilles Cervera aurait pu faire de la vie de cet enfant un récit méticuleux et « clinique ». Il a choisi la simple force des mots (ceux de la « matière poétique » chère à l’éditeur Yves Landrein) pour nommer la souffrance, l’hébétude, l’éloignement, la vie sans la vie. Tant de récits complaisants sur des minuscules états d’âme (qui encombrent parfois la vitrine des libraires) paraissent tellement dérisoires au regard de ce récit puissant. Cervera laboure profond, va au cœur de nos propres angoisses, de nos propres raisons de vivre ou de ne pas vivre. Son écriture fragmentaire, séquentielle, tourne en boucle autour de cette annonce qui foudroie, fait des allers retours entre l’enfant d’aujourd’hui (presque quarante ans) et celui d’hier sur lequel se penchent des sourires « avant l’immensité profonde du chagrin ».

Le récit ne manque pas d’évoquer le parcours de combattant des parents pour des prises en charge ou des placements en institution. Il évoque la froideur du milieu. Mais l’auteur avoue aussi ses propres manquements quand tout cela est arrivé, et surtout après. Alors, l’enfant, « il faut qu’il soit soutenu par l’écriture. Puisque parler est impossible ».

L’enfant du monde, Gilles Cervera, éditions Vagamundo, 136 pages, 13 euros.



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