Les Lectures de Pierre Tanguy...
Février-mars 2021 Gilles Baudry : Il a neigé tant de silence Il est moine à l’abbaye bénédictine de Landévennec dans le Finistère. Il est aussi poète et – à 73 ans – auteur d’une dizaine de recueils publiés pour la plupart aux éditions Rougerie. Voici réédité, 36 ans après, Il a neigé tant de silence. Le livre avait valu à Gilles Baudry le prix Antonin-Artaud. Il a neigé tant de silence depuis 1985 sur cette abbaye du bout du monde où vit notre moine-poète. L’homme est « entré » en poésie à la lecture des œuvres de René Guy Cadou (comme lui originaire de Loire-Atlantique). Puis il y eut très vite, dans son panthéon littéraire, Supervielle, Reverdy et tant d’autres. Gilles Baudry reconnaît volontiers certaines filiations mais sait faire résonner sa propre voix intérieure. Avec Il a neigé tant de silence – un très bref recueil – il est entré d’emblée « dans la cour des grands ». Le poète et critique Charles Le Quintrec n’avait pas manqué, très vite, de faire part de son enthousiasme : « Gilles Baudry, avec une netteté intemporelle, nous permet ici d’entrer en communication avec le saint silence qui, à certaines heures, est une règle à laquelle il ne saurait déroger » (Poètes de Bretagne, éditions la Table ronde) Ce « saint silence » dont parle Le Quintrec - et c’est là tout le miracle de ce recueil – n’a pas de connotation à proprement religieuse. Bien malin, en effet, celui qui pourrait affirmer que l’auteur est un moine. Ce que Gilles Baudry met ici en valeur, c’est avant tout le silence intérieur et la contemplation. Vertus monastiques, certes, mais que l’on peut retrouver sous toutes les latitudes chez des auteurs qui, comme lui, ont choisi d’ « héberger » le silence pour parvenir à une justesse de la parole. « Flatter l’encolure des arbres/apaiserait la brûlure de vivre », note le poète. Il nous dit « l’urgence de bâtir/de concilier hâte et lenteur ». Ailleurs il célèbre « le vent qui galbe les collines/module le chant des ramiers ». Il rend grâce pour « ces jours où l’invisible affleure ». C’est cet « invisible ordinaire » qu’il célèbre dans un recueil publié en 1995 et aujourd’hui également réédité. « Nos mains grappillent le muguet/de la rosée//Un essaim tourne sur le front/de la colline ». Ainsi va le moine-poète, tel un musicien dans ses « variations sur le temps intérieur ». Il cultive l’amitié des artistes, accompagne de ses poèmes des albums de peintures ou des photographies. Il demeure un veilleur et délivre régulièrement son regard sur le monde et la vie dans la Chronique de Landévennec, revue trimestrielle de son abbaye, comme dans ces « notes éparses » de janvier 2021 : « Le présentisme : le mal du temps. Futur sans avenir, passé sans mémoire, présent sans présence pris dans les spasmes de l’immédiateté, de la réactivité, de la rentabilité. Voie ouverte au nihilisme qui tue le temps ». Il a neigé tant de silence, suivi de Invisible ordinaire et de quelques poèmes inédits, Rougerie, 2021, 85 pages, 13 euros
Yvon Le Men : La baie vitrée Un poète confiné. Comme beaucoup d’écrivains, Yvon Le Men évoque ici son expérience personnelle de mise à l’écart forcé du monde lors des premiers mois de la pandémie. Le voici derrière la baie vitrée de sa maison de Lannion avec cette peur « de tomber dans la maladie/comme on tombe dans un cauchemar ». Mais le poète sait aussi nous mener ailleurs. Écriture lapidaire. Deux vers, trois vers, puis un blanc, puis de nouveau deux vers, un vers… Comme pour témoigner de cette vie en miettes que le/la Covid nous a imposée. Yvon Le Men nous parle de sa « maison enroulée autour de ses fenêtres », des fenêtres qui deviennent des hublots pour accéder à une nature environnante faisant comme si de rien n’était. Car les oiseaux sont bien là, tout à leurs occupations (« la peur donne des ailes mais seulement aux oiseaux »), mais aussi les fleurs du mois de mars, sans oublier ses deux pommiers « côte à côte/branches à fleurs ». Le poète a tout le temps de contempler, de s’émerveiller. Sa baie vitrée – comme le nom l’indique – ouvre de larges perspectives. Elle lui permet d’élargir la focale, sauf quand les volets roulants de bloquent et qu’il se trouve brutalement « confiné dans le confinement ». Heureusement un artisan viendra. « J’avais besoin de ses mains ». Opportune visite d’un réparateur accueilli comme le Messie. « J’avais besoin/ de quelqu’un/ d’un besoin d’humanité ». Besoin, aussi, du « pain de mots/produit de première nécessité » dont il est provisoirement privé quand il casse accidentellement son téléphone. Mais le poète n’est pas là pour s’apitoyer sur son cas personnel. Il sait que le drame s’installe aux alentours. « La vieille dame qui est morte/hier//n’a pas vu la clochette/seule//parmi les primevères ». Cette mortalité galopante (« les morts débordent ») le ramène à une expérience intime de la mort à travers la figure d’un père trop tôt disparu. Mais s’il se met à l’écoute d’un passé douloureux, il ne se cantonne pas pour autant à son pré-carré trégorois. Le voici en correspondance avec un ami chinois. « J’étais inquiet pour lui/hier//Il est inquiet pour moi/aujourd’hui. » Élargissant encore plus son champ de vision, Yvon Le Men nous fait envisager notre belle planète bleue (aujourd’hui bien abîmée) à travers le regard de spationautes. L’art de prendre de la hauteur. Et il cite Jean-Loup Chrétien parlant de notre planète terre : « Seul un enfant dans son innocence pourrait appréhender la pureté et la splendeur de cette vision ». C’est, sans aucun doute, cet émerveillement que le poète nous invite, en dépit de tout, à retrouver. Et si la pandémie en était l’occasion ! Au fond, laver notre regard sur le monde pour que, à l’image de son ami poète Claude Vigée, récemment disparu, on sache écouter chanter le rouge-gorge « dans l’amandier/invisible ». La baie vitrée, Yvon Le Men, éditions Bruno Doucey, 2021, 153 pages, 16 euros.
Nicolas Dieterlé : Journal de Baden Poèmes, fragments, aphorismes, méditations et même récits de rêves : l’œuvre de Nicolas Dieterlé (1963-2000) cultive avec bonheur le mélange des genres, comme le confirme ce Journal de Baden. Avec toujours, en toile de fond, les « bêtes venimeuses de l’anxiété » ou « la fine épine de la douleur » que le poète combat par la seule force des mots. Des mots. Mais quels mots ! Des mots puisés à la riche lumière du présent et de tous ces oiseaux qui deviennent, sous sa plume, des messagers de l’invisible. « Un oiseau file entre les arbres. Ô cœur vivant, cœur de hasard, cœur de certitude ». Cet oiseau est peut-être celui qui pépie comme l’oiseau-mouche d’un de ses précédents livres (Arfuyen, 2008) mais plus sûrement, ici, le faucon ou l’épervier, le goéland ou la mouette, le héron ou le pivert, retrouvés à tour de rôle au fil des pages. « Un seul oiseau passant dans le ciel immense donne à ce ciel son centre, sa maison ».
Ainsi va Nicolas Dieterlé sous des cieux incertains, souvent couleur d’encre, « rêveur solitaire seul au milieu d’une forêt, sur une plage blonde, au flanc d’une haute colline ». Mais le poète, contrairement aux apparences, ne se retire pas du monde. Il est là, comme l’écrit Yves Leclair dans la préface, pour dire « la vraie vie qui danse au milieu de notre tohu-bohu ». Oui, Nicolas Dieterlé est bien là « parmi les bris de la matière » mais le voilà, comme il le dit lui-même, saisi par « une force inouïe, mais légère, transparente, infiniment paisible ». Rêve ? Hallucination ? Transe ? Lecture mystique du monde à coup sûr à la manière d’Angelus Silesius, qu’il cite à propos de sa rose « sans pourquoi ». Cette rose, nous dit Dieterlé, est « semblable à un joyau enchâssé dans un écrin invisible (…) Sans pourquoi est le nom de cet écrin invisible ».
La parenté avec les romantiques allemands, à commencer par Novalis, saute également aux yeux quand il évoque « le royaume de la vraie ténébre » dans laquelle on pénètre à la perte d’un être aimé. « Au sommet de la douleur se disloquent et s’effacent les apparences grises, comme un écran crevé par des lances et se dispersant en lambeaux sur le sol ». Mais Nicolas Dieterlé met en garde : se méfier des « fausses ténèbres » et des « mornes apparences ». Devenir plutôt des « servants de la clarté » et ne pas s’abuser de mots : « Trop de mots sont des flammes éteintes, qu’il faut raviver. Poètes, raviveurs ! ». L’occasion pour lui de définir – poétiquement – une poésie à son goût. Elle est, dit-il, « colonne qu’un feu très doux embrase à son sommet pour avertir et signaler ». Elle est « ruche et abeille inquiète ». Elle est « comme un puits au milieu d’un champ ». Et il ajoute avec des intonations qu’on connaissait chez Rilke et Max Jacob s’adressant à de jeunes poètes : « Il ne faut pas chercher à faire de la poésie. Tout le secret est là. Sois dans la poésie comme dans une eau et les bulles-poèmes s’arrondiront à la surface ». Les bulles-poèmes de Nicolas Dieterlé sont bouillonnantes et éclatent à la surface des pages. Leur source est intarissable car, comme il le dit lui-même, « tout est un puits d’amour ». Journal de Baden, Nicolas Dieterlé, préface de Yves Leclair, Arfuyen, 170 pages, 16 euros Jean-Louis Coatrieux sur la piste d’Alejo Carpentier Un essai et deux romans : le Rennais Jean-Louis Coatrieux – amoureux de l’Amérique latine et de sa littérature – n’a pas lésiné pour nous faire pénétrer dans l’univers du grand écrivain cubain Alejo Carpentier (1904-1980). Il était d’autant plus enclin à le faire qu’Alejo Carpentier avait une ascendance bretonne dont il se réclamait volontiers sans avoir jamais, pour autant, résidé dans notre région. « Alejo se tiendra à distance de la Bretagne, préférant sans doute rêver des prouesses de ses aïeuls », note Jean-Louis Coatrieux. Les racines bretonnes d’Alejo Carpentier (né à Lausanne d’un père architecte et d’une professeure de langues russe) remontent à cinq générations. Ses aïeuls, aimait à rappeler l’écrivain, faisaient partie d’une longue généalogie de marins bourlingueurs des côtes d’Afrique à la mer de Chine, de la Méditerranée aux Caraïbes et, selon l’époque, furent soldats du Roi, de l’Empire ou de la République. L’un d’entre eux, Jacques Etienne Lucas Carpentier (1764-1819) participa à la Guerre d’Indépendance américaine. Capitaine de vaisseau, il fut promu au commandement du Redoutable basé à Brest. C’est d’ailleurs à Brest qu’il décèdera. Il est enterré au cimetière Saint-Martin de la ville.
Au 20e siècle, c’est un Paul Carpentier, cousin d’Alejo, que l’on retrouve à Bretagne, précisément à Hennebont où il est chirurgien à l’hôpital (une rue de la ville morbihannaise portera son nom). Dans une lettre de 3 juin 1977 à son cousin écrivain (qui lui avait adressé un de ses livres) il lui dit espérer sa venue en Bretagne (« J’espère que quelques ailes vous pousseront jusqu’en Bretagne »). A noter, révèle Jean-Louis Coatrieux, que le grand-père de Paul Carpentier, Adolphe Carpentier, était abonné au journal autonomiste Breiz atao.
Alejo Carpentier, lui, vivait dans un autre univers, plutôt en rupture avec sa parentèle. « Ses engagements à gauche contre la dictature témoignaient contre lui dans la famille », raconte Jean-Louis Coatrieux. « Le choix de préférer Cuba envers et contre tout, y compris jusqu’à sa nationalité, ne facilitait pas les choses. Et surtout de prendre fait et cause pour les métèques, les métis, les criollos… » On sait que Alejo Carpentier se rangera du côté de la révolution cubaine. Fidel Castro lui-même assistera à ses obsèques à La Havane.
C’est cette vie d’écrivain bourlingueur, mais aussi de journaliste, musicologue, homme de radio et de cinéma, que Jean-Louis Coatrieux évoque aussi sur le mode romanesque. Un premier volume sous-titré Coabana (Cuba en langue arawak) nous parle ses premières années à Cuba durant la dictature Machado et comment il a finalement réussi à échapper à la prison. Il évoque aussi sa vie à Paris dans l’entre-deux guerres où il multiplie les rencontres avec tous ceux qui faisaient la vie artistique de l’époque, notamment les surréalistes (Breton, Eluard, Aragon…) et les peintres dont le breton de Locronan Yves Tanguy
Le deuxième volume évoque son exil volontaire au Vénézuela, avant la révolution castriste. Il y vivra de 1945 à 1959. Un séjour qui lui inspirera notamment son roman Le partage des eaux (1953). C’est aussi à cette période, en 1949, qu’est publié son premier grand roman, Le royaume de ce monde, où il évoque le mouvement révolutionnaire haïtien. Fortement documenté, pétri de cette culture sud-américaine qu’il affectionne, Jean-Louis Coatrieux nous livre ici une vraie saga sur l’un des fleurons de la littérature sud-américaine. Alejo Carpentier, souligne-t-il, aurait bien pu, un jour, être nobélisé. Alejo Carpentier, de la Bretagne à Cuba, Jean-Louis Coatrieux, éditions Apogée, 2017, 157 pages, 14 euros Le rêve d’Alejo Carpentier, Coabana, Jean Louis Coatrieux, éditions Apogée, 2019, 20 euros. Le rêve d’Alejo Carpentier, Orinoco, Jean-Louis Coatrieux, éditions Apogée, 2021, 295 pages, 20 euros Janvier 2021
Éloge du veilleur : hommage à Jean-Pierre Jossua Jean-Pierre Jossua est décédé le 1er février dernier. Ce religieux dominicain, enseignant au Saulchoir et au Centre Sèvres à Paris était aussi écrivain. C’était un fin connaisseur de la littérature française et l’auteur d’un important travail sur l’histoire religieuse de l’expérience littéraire. Auteur lui-même de nombreux livres dont La chèvre du Ventoux (éditions du Cerf, 2001) et Une vie (Desclée de Brouwer, 2001), il partageait son temps entre Paris et la Drôme provençale, au pied de la face nord du Ventoux.
Dans ses Carnets du veilleur publiés en 2006 aux éditions Arfuyen, il mêlait notations philosophiques ou théologiques et scènes saisies sur le vif dans sa thébaïde provençale. « Écrire, consistait pour lui à demeurer « ouvert à l’avenir de la vie qui s’offre encore à nous », sur cette ligne de crête personnelle qu’il appelait « la veille, la frontière ». Mais comme il l’expliquait lui-même, il avait osé dans ce livre une entreprise originale : « Tenter après l’écriture du présent (journaux) et celle du passé (autobiographie), une écriture de l’avenir », en étant attentif « à ce qui survient, inopiné, à ce qui surprend ». Et, aussi, en captant « ce qui s’annonce, ce qu’on espère, ce qui est promis ». Les textes de ces Carnets du veilleur tentaient donc de répondre à cette ambition littéraire. « Renoncer au voyage pour apprendre le proche, écrivait Jean-Pierre Jossua, et se rendre digne d’y pressentir l’infini ». Ce qu’il faisait admirablement en côtoyant les hommes, les femmes et la nature éblouissante qui l’environnait. C’est autour de son travail d’écrivain qu’avait été publié l’année précédente un riche petit livre sur le thème Création littéraire et recherche de l’absolu. On y trouvait les signatures des poètes Jean-Pierre Lemaire et Henri Bauchau et aussi celles de Claude Geffré, Michel Fédou et Jeanne-Marie Baude. Dans deux courts chapitres de ce livre, Jean-Pierre Jossua posait tout simplement la question : « qu’écrirai-je demain ? Qu’ai-je tenté hier ? » « Toute avancée dans la vie et dans la foi est inséparable d’un travail d’écriture, écrivait-il. Il avait aussi ce terrible aveu : « Rarement ma foi a été aussi obscure qu’en ces temps-ci (…) Le désastre des vies, la violence et le non-sens apparent des événements me semble tels que, sans même évoquer ce que l’on met dans le mot de providence, il m’est difficile de penser à un Dieu créateur et aimant ». Jean-Pierre Jossua n’a jamais cessé, en effet, d’être cette pensée profondément habitée par la question de Dieu et l’énigme du mal. Et elle empruntait, pour le dire, les chemins de l’écriture poétique.
Carnets
du veilleur,
Jean-Pierre Jossua, Arfuyen, 2006, 130 pages, 14,50 euros
Alda Merini : La folle de la porte à côté C’est une grande écrivaine italienne mais son œuvre de prosatrice et poétesse reste encore méconnue en France. Alda Merini (1931-2009) sort des sentiers battus à la fois par son approche de la vie et de l’écriture. Il faut dire que son destin a été plutôt particulier puisque, atteinte de troubles bipolaires, elle a effectué des séjours en hôpital psychiatrique. Le titre du livre publié aujourd’hui en France (préface de Gérard Pfister) témoigne de cette « spécificité ». Elle y mêle souvenirs, réflexions, poèmes, avec cet art consommé de la provocation qui était le sien. Vous avez dit folle ? « Je suis née le vingt-et-un du printemps / mais je ne savais pas que naître folle, / ouvrir les mottes, / pouvait déchaîner la tempête », écrit-elle. Mais surtout, plus loin, elle retourne malicieusement la question : « Je fais tout pour être semblable à la folle de la porte à côté, vu qu’elle est incohérente et folle, mais que tous l’admirent ». Sur l’hôpital psychiatrique (qui sera en réalité son seul foyer) elle tient un discours, lucide, que l’on n’attend pas forcément. « Asile est un mot bien plus grand / que les gouffres obscurs du rêve, / et pourtant quelquefois venait au temps, / un filament d’azur ou la chanson / lointaine d’un rossignol ou s’entrouvrait / ta bouche mordant dans l’azur / le mensonge féroce de la vie ». Alda Merini a publié son premier livre, La presenza de Orfeo à 22 ans. Il est salué dès sa sortie par Pasolini lui-même. Son œuvre majeure, La terra santa, sortira en 1984. Mais sa vie d’écrivain restera chaotique. Elle recevra le prestigieux prix Librex Montale en 1993. Mais en 2004 la voilà de nouveau internée. Entre-temps, elle aura mené une vie plutôt débridée, notamment sur le plan sexuel. Provocatrice, elle écrit : « Il n’y aucune différence entre moi et la dernière des prostituées du monde. Pourquoi suis-je dans un hôtel qui loue à l’heure, pourquoi ai-je besoin d’un logeur ? Parce que, moi aussi, je veux être louée, achetée, vendue, insultée ». L’éditeur peut donc parler, à propos de ce livre, d’une « autobiographie fantasmée et lucide, follement romanesque, et, en dépit de tout, profondément joyeuse ». D’ailleurs, Alda Merini le dit elle-même : « Celui qui m’a affublée de l’épithète un peu douloureuse de « poétesse de l’amour » s’est trompé. Je n’ai jamais été une femme d’amour et pas non plus une femme futile, mais une femme d’action qui n’a écrit sur l’amour que par nécessité, comme un cri de vengeance. Parce que l’amour incite à la vengeance ». Dans les quatre chapitres de ce livre très particulier (prolongé par un entretien avec la poétesse elle-même), aux changements fréquents de ton et de rythme, Alda Merini évoque donc l’amour, mais aussi la famille, la douleur et, forcément, la séquestration. Elle s’interroge aussi à plusieurs reprises sur la poésie et la place des poètes. Sur ce sujet, elle a ces mots sublimes : « Chaque enfant a un terreau stable pour sa vie, mais le lieu où naît un poète, personne ne le sait. Dans quelle vallée de l’Éden il grandit, personne ne le sait. Le poète est un ange et il a des rotations angéliques, jamais il ne consulte les astres car le poète est un centre de vie, il connaît tous les astres du monde et toutes les lunes lui sont maléfiques ». La folle de la porte à côté, Alda Merini, Arfuyen, 210 pages, 17 euros
Julien Gracq : Nœuds de vie Retrouver Julien Gracq. Il ne nous quitte décidément pas. Mais quelle chance ! Le grand écrivain des bords de Loire, disparu en 2007, dont on connaît les attaches avec La Bretagne, était l’auteur de notules précieusement conservées à la Bibliothèque nationale de France. Son éditeur, José Corti, nous en livre aujourd’hui quelques perles dans l’attente de leur publication intégrale en 2027, selon les vœux de l’auteur. « L’envie brusque m’a traversé, je ne sais pourquoi, d’être transporté aux pointes de Bretagne, dans le fleuve du vent acide, corrugant, qui décape les petites maisons blanches, sur la côte saliveuse et fouettée, vers la mer qui dans chaque échancrure grumelle et monte comme la neige des œufs battus. Là où les soleils du matin, que j’y ai adorés, sont plus neufs, plus blancs, plus crayeux qu’ailleurs ; au pays du monde rajeuni, parce qu’il semble sortir à chaque aube de l’écume ». Julien Gracq nous rappelle dans le premier chapitre du livre, intitulé « Chemins et rues », qu’il a bien connu la Bretagne quand, jeune enseignant agrégé de géographie, il enseignait, sous le nom de Louis Poirier, au lycée de La Tour d’Auvergne à Quimper. Il connut aussi Nantes où il fut lycéen et, plusieurs années après, c’est l’odeur des longues herbes de juin qui lui donne « le souvenir des promenades du lycée dans la banlieue nantaise ». C’est à Nantes aussi qu’il enseigna, plus tard, au lycée Clemenceau. Gracq est un homme de l’Ouest mais il est, avant tout, Ligérien. Né en 1910 à Saint-Florent-le-Vieil entre Nantes et Angers, il ne manque pas ici d’évoquer à nouveau les liens qui l’unissent à ce terroir quand il nous parle, par exemple, d’un paysage d’hiver dans la vallée de la Loire inondée (« Une nappe d’eau rêche que la bise de Noël hérisse ») ou, plus prosaïquement, près de Saint-Florent, des « bonheurs domestiques tapis entre rosiers et haricots ». Plus loin, il déplore la déprise agricole sur les îles ou les bords de la Loire (« ce reflux de la colonisation d’une terre plantureuse »). Mais ses pas l’amènent vite au-delà de son pré-carré. Le voici sur la côte du pays de Retz entre Saint-Michel et Pornic (loin de « la promiscuité débraillée et tapageuse des plages de Vendée »), dans la Gâtine tourangelle, en Sologne, sur les hauteurs d’Écouves avec ses « clairières sommeillantes de lune » et même dans le pays de René Guy Cadou sur l’autre bord de la Loire dont il souligne le manque de relief : « Peu de campagnes me paraissent aussi exilées, aussi pauvres de vie que celles qui forment la partie nord de la Loire-Atlantique ». Et il ajoute : « J’accepterais mal d’être contraint d’y vivre. Ce que je sens de pathétique dans la vie du poète René Guy Cadou tient en partie à ce qu’il a été enchaîné à ces lieux déshérités : Saint-Herblon, Louisfert ». Mais, ailleurs, dans ses notules, Gracq parle d’un autre Cadou, celui qui, comme lui, voyait de sa fenêtre « la grande ruée des terres jusqu’à l’horizon » (soulignons, pour mémoire, que Cadou meurt en 1951, l’année où Gracq refuse le Goncourt pour Le rivage des Syrtes) Géographe jusqu’au bout des ongles, arpenteur de paysages, mais aussi géologue (des terroirs et des passions humaines), Julien Gracq sonde notre monde à l’aune des entreprises humaines. « La terreur des âges obscurs revient », affirme-t-il. Son verdict est implacable et fait de lui un visionnaire. « La terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd’hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l’assécher, ces nuages les dissoudre. Le moment approche où l’homme n’aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu’un monde entièrement refait de sa main à son idée – et je doute qu’à ce moment il puisse se réjouir pour jouir de son œuvre, et juger que cette œuvre était bonne ». Julien Gracq écrit dans les années 1970 ces lignes qui prennent une résonance particulière près de cinquante ans après. Car ses notules aux allures de fragments ne sont pas datées mais quelques points de repères, de-ci de-là, aident à établir une vague chronologie. Gracq lui-même évoque les « étrangetés de ce dernier tiers de siècle auxquelles » il dit qu’il « s’habitue mal » Ses appréhensions sur l’avenir de la terre se doublent d’une autre crainte : celle de voir s’effondrer le langage et la littérature elle-même. Car lire Julien Gracq, c’est bien sûr retrouver toute la saveur de la langue française avec une richesse de vocabulaire à faire pâlir les auteurs contemporains en vogue. Le lire, c’est plonger dans une époque qui paraît révolue, celle qui nous rattache aux grands écrivains dits « classiques ». Autant dire qu’une forme de nostalgie imprègne ces écrits (dans les deux chapitres « Lire » et « Écrire »). « La richesse d’une langue se mesure, autant et plus qu’à l’étendue de son vocabulaire, à la qualité et à la densité de sa littérature ». Julien Gracq ne se prive pas d’épingler les tendances lourdes qui se font déjà jour à son époque quand il s’agit, par exemple, de commenter à l’école « Boris Vian, Charlie hebdo et les bandes dessinées ». Il se désole de la mise à l’écart du latin auquel on préfère l’anglais, « cet espéranto qui a réussi » et « chemin le plus court et le plus commode de la communication triviale ». Cela l’amène à ne pas se faire d’illusion sur la pérennité de son œuvre elle-même. « Je ne mets guère mon espoir, comme on pouvait le faire encore au siècle dernier, à être lu en l’an 2000 ou 2010. Mais quand la terre comptera vingt milliards d’hommes et se débattra et s’enfoncera comme un homme qui s’enlise dans la seule bouillie étouffante du social, je souhaite seulement que mes livres demeurent sur quelque rayon perdu… ». On lit heureusement encore Julien Gracq. Il y a ses inconditionnels et ceux qui lui reprochent de ressasser le « c’était mieux avant ». Retenons, pour mettre tout le monde d’accord, la définition qu’il donne de l’écrivain et dont on peut dire qu’elle défie le temps : « L’écrivain digne de ce nom est une générosité toujours intempestive, une fraternité qui ne marche pas en rang, une aventure qui se passe du coude à coude, et une liberté qui n’adhère jamais ». Vivement 2027 pour la lire la suite… Nœuds de vie, Julien Gracq, Éditions Corti, 167 pages, 18 euros Marie Sizun : La maison de Bretagne Marie Sizun marque sa fidélité à la Bretagne en signant un nouveau roman ancré en Cornouaille, du côté de l’Île-Tudy (appelée l’Île dans le roman) où se trouve sa propre maison de vacances. Cette maison est au cœur d’un roman qui dévide le fil de secrets de famille. Elle se distingue par sa discrétion et sa simplicité. Marie Sizun est pourtant une romancière confirmée, saluée par de nombreux prix. En 2018 elle a ainsi obtenu de prix de la Nouvelle de l’Académie française pour Vous n’avez pas vu Violette ? (Arléa). En 2017, c’était le prix Bretagne pour La gouvernante suédoise (Arléa). Au total aujourd’hui, à son actif, une douzaine de romans, pour la plupart déjà publiés en livres de poche. C’est dire sa notoriété et le capital de sympathie qu’elle a pu réunir autour de son œuvre. La maison de Bretagne ravira, n’en doutons pas, ses lecteurs. Elle les embarque – sur la durée d’une semaine – dans les pas de Claire Werner (49 ans, Parisienne, employée chez Axa assurances) qui vient sur l’Île pour vendre cette maison de vacances que sa famille appelait « la maison de Bretagne ». Trois générations y ont passé des vacances ou des périodes plus ou moins longues, depuis la grand-mère Berthe jusqu’aux petits-enfants Claire et Armelle en passant par Anne-Marie et Albert, les parents (séparés) de l’héroïne du livre. Mais ce retour dans « la maison de Bretagne » ne se passera pas comme prévu. Une découverte macabre dans l’une des pièces puis des relations de voisinage entretenues par Claire au cours de la semaine la conduiront à revoir ses plans. Car ce retour dans l’Île sera, avant tout, l’occasion de révéler au grand jour certains secrets de famille autour du personnage central, la mère de Claire. La quête d’une mère est en effet au cœur de ce roman. Mais elle se fait par le truchement de la re-découverte d’une maison dont la romancière nous fait visiter les moindres recoins (avec tous les mystères qui l’environnent). « Cette maison bizarre, pas comme les autres, pas soignée. Pas belle. Différente des villas voisine ». Sur le toit de cette maison tambourinent des pluies têtues. Sur ses vitres cognent les vents hurleurs de l’Île. Le tout enveloppé par une forte odeur d’algues et par la rumeur de l’océan avant que, brusquement, un grand calme ne s’installe. Marie Sizun nous révèle par ces multiples notations sa fine connaissance de l’Île. Aussi bien côté mer que côté rivière. Elle nous glisse dans des petites ruelles puis on s’installe avec elle à la terrasse de l’hôtel donnant sur le port. Des lieux précis sont nommés, ce qui ravira les amoureux – ils sont nombreux – de cette Île. « J’ai claqué la porte de la maison derrière moi, raconte Claire, la narratrice. Le boulevard de l’Océan était vide à cette heure matinale. J’ai traversé la rue, descendu les quelques marches de pierre. La plage s’étendait là, inchangée. Loin du monde. Et c’était déjà comme une respiration. La marée était très basse. Le sable humide et plat étincelait. Au loin, cet éblouissement vert, rectiligne, c’était la mer ». Oui, laissons-nous aussi éblouir par l’écriture limpide de nouveau roman de Marie Sizun. La maison de Bretagne, Marie Sizun, Arléa, 257 pages, 20 euros.
Olivier Risser : « La fée de Westerbork » C’est un roman pour les enfants et pour les grands enfants. Il nous parle d’Etty Hillesum devenue, sous la plume d’Olivier Risser, la fée de Westerbork, du nom de ce camp de transit qui était l’antichambre d’Auschwitz pour les Juifs hollandais. Comment parler de la Shoah à de jeunes lecteurs ? Le cinéaste italien Roberto Benigni y est parvenu merveilleusement en 1997 dans son film La vie est belle en tournant en dérision – sur un mode ludique – la vie dans un camp de concentration. Le père fait croire à son fils que les occupations dans le camp sont en réalité un jeu dont le but est de gagner un char d’assaut. Pour gagner ce char, le père lui explique qu’il faut accomplir des tâches difficiles. La farce tragique tourne au burlesque. Olivier Risser, lui, a choisi un autre registre: celui du conte.
Mais, d’abord, les faits (puisque tous les contes, n’est-ce pas, ont un fond de vérité). Etty Hillesum est cette jeune Hollandaise, née en 1914, qui au moment de la mise en vigueur des lois anti-juives aux Pays-Bas, demande de pouvoir travailler au service des personnes placées en transit au camp de Westerbork. C’est se jeter sciemment, en quelque sorte, dans la gueule du loup. La jeune Etty effectuera quatre séjours dans ce camp avant d’être embarquée le 7 septembre 1943 sur un train pour Auschwitz où elle mourra le 30 novembre 1943. Elle avait 29 ans. Son dévouement et son profond amour des autres ont fait d’elle une figure éminente de l’amour fraternel et de la quête de lumière dans les plus profondes ténèbres. C’est ce que raconte, à sa manière, Olivier Risser en s’appuyant sur des lettres ou des extraits du journal d’Etty Hillesum mais aussi de celui de Philip Mecanicus, un journaliste codétenu avec lequel elle se lia d’amitié. « Si on voulait donner une idée de la vie dans ce camp, le mieux serait de le faire sous la forme de conte ». C’est Etty Hillesum qui l’a elle-même écrit et le romancier l’a pris au mot pour « conter l’histoire horrifique et pourtant véridique de la fée de Westerbork ». Car, ajoute Olivier Risser, « d’ici peu, fées et histoires auront disparu de presque toutes les mémoires ». Dans ce camp où « la nuit enveloppe les âmes », il y a la figure du mal représentée par « un chef terriblement méchant, le commandant Tür ». C’est le loup du conte de fée, face à qui les enfants ne pèsent pas lourd, à commencer par Sacha, « un petit garçon à qui il manquait une jambe » mais sur qui veillera, à la manière d’un ange gardien, la fée de Werterbork. « La fée connaissait tous les recoins du camp où Sacha et ses compagnons se trouvaient enfermés. Elle survolait chaque jour l’amas de baraques disposées en lignes, pour ainsi dire collées les unes aux autres. Elle visitait les détenus. Les malades surtout. Elle cherchait sans cesse à réconforter les malheureux autant qu’il était en son pouvoir. On attendait sa venue car elle apportait, on ne savait de quelle nature, une certaine goutte d’espérance » /…
Mais cette histoire de fée – une fois n’est pas coutume – se termine mal. « Oui tous les gens montés dans le train vont être assassinés en un lieu d’atrocités, oui avant ils vont beaucoup pleurer, oui ce sera cruel et injuste ». Oui, mais « il s’est passé quelque chose comme dans tous les contes, explique l’auteur, et ce quelque chose a eu lieu à plusieurs reprises sans que tu le remarques nécessairement. L’amour, de sa fine lumière, a réussi à pénétrer l’obscurité et à y laisser sa trace ». Olivier Risser (qui est professeur de français en collège à Josselin) signe là un roman sur l’amour triomphant de de la mort. Et, au-delà des écrits d’Etty Hillesum, figure de référence aujourd’hui pour des femmes et des hommes de plus en plus nombreux, il nous guide, au fil des pages, vers les Épîtres de saint Paul, les Psaumes, le Livre de Job ou encore les écrits de Simone Weil. Un livre pluriel sur la compassion et le don de soi. La fée de Westerbork, Olivier Risser, peintures d’Anne Courtine, L’enfance des arbres, 150 pages, 15 euros.
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