L'écart et l'alliance

coédition Le Centurion/Panorama d'aujourd’hui, 1980. Réédition, Albin Michel, 1991.

"Ce que l'on dirait à voix basse à un ami, si l'on n'avait plus que peu de temps à vivre", ainsi apparaît ce livre posthume de Jean Sulivan. Il est fait de pensées rassemblées par lui-même, des derniers feuillets de ses carnets, d'esquisses de nouvelles, tout ce qu'il écrivait au moment de sa mort accidentelle, en 1980. Dans ces pages sans apprêt, Sulivan livre le fond de sa pensée. Il perce à jour, parfois avec effroi, aussi bien les pouvoirs politiques que les structures de l'Église, aussi bien les révoltes que les conforts, aussi bien les morales que les théories laxistes, aussi bien le peuple même, ou les peuples, que les rites ou les concepts. Il ne s'épargne pas lui-même.

"Que de temps il m'aura fallu, écrit-il, pour apercevoir que j'avais vécu pour complaire aux miens, à l'Église officielle, avant de comprendre qu'il importait de défaire l'être de convention sincère, la doublure de soi, et qu'on ne peut être fidèle à Dieu si o­n ne l'est à sa parole intérieure.

"La leçon qu'apporte ces derniers textes est celle-ci "La foi n'est pas dans l'intellectualité (comprendre pour croire ou croire pour comprendre); elle est dans le faire, présence à soi et à Dieu conjointement."

Critique du poète Jean Grosjean sur ce livre:

Les romans de Jean Sulivan nous acheminaient vers de grandes lueurs diffuses, ils guettaient l'aube qui se lève sur la nuit des âmes mortes. Le charisme de Sulivan aura été un peu celui des patriarches nomades qui ont passé leur vie à s'éveiller chaque matin d'une ténèbre antérieure et à saluer une terre promise chaque fois plus proche mais jamais tout à fait là.

Fascinante ambiguïtéde sa démarche : l’homme et l’œuvre mêlent du même pas l'amertume et l'enthousiasme. L'expérience des désillusions ne fait qu'accroître les émerveillements d'une espérance qui ne rend que plus cruels les coups portés aux illusions. Mais ce que laissaient voir les détours de la fiction ou le déroulement des méditations apparaît plus nûment dans les notes qu'il a laissées sur sa table sous le titre d'Écart et d'Alliance.

Combien convient ici le blason évangélique du serpent prudent qui se retire et se défend et de la colombe naïve qui se livre. Oui Sulivan a une dent dure qui ne manque pas de venin (le savent ceux qui ont attendu sa mort pour lui faire son procès), mais il a une âme fragile de présence, de confiance, d'étonnement, d'admiration. Or, comme Pascal couvait une apologie dont il ne put fournir l'ordre de marche, Sulivan avait des projets dont il ne restera que le matériau, les armes d'un combat qui se livre derrière la scène.

Voici donc, captés au fil des heures, dictés par l'expérience et les rencontres, ramassés par l'urgence sans souci de présentation, des textes brefs qui sont un peu le verso de son art mais peut-être le recto de son âme. Il avait atteint le moment ou la main ne tremble plus. Ces notes ne sont pas les balbutiements d'un scribe qui prépare ses échafaudages, elles sont ce qui se dit au fond des resserres pour être crié sur les toits. Par exemple, après vingt-cinq livres : "Je n'ai encore jamais écrit. Toute une vie j'aurai attendu : Si quelqu'un ne comprend pas, il ne sait pas ce qu’est l'écriture."

Tels sont ces traits rapides plus chers que des discours:

La même horreur pour un certain langage religieux que pour l’obscénité : son intention est trop soulignée. Ce laconisme pourtant ne va-t-il pas plus loin que les paroles abondantes : "Les prêtres dès qu’ils parlent de Dieu me font penser à ces gens qui jouent du piano avec un seul doigt." Ailleurs il formule autrement : "La vie intérieure n’a rien a voir avec l’idéalisme".

Mais comment distinguer l’écrivain du chrétien quand il dit : "Méfiez vous des idées précises, elles mentent".

Ou encore : "Bien comprendre que chaque mot est un préjugé". C’est à dire : le concept permet d’exercer une domination. Mais aussi : sans langage il n’y a rien. Alors : le scandale n’est pas la dégradation des moeurs, il est dans l’annexion de Jésus par un système de pensée.

Et là on va trouver Sulivan dans son travail d’écriture, collectionnant des gammes d’expressions, repérant ces saveurs et ces ironies de la langue dont souvent les prophètes tirèrent contre les rois et contre le peuple (sans parler de ces projets de nouvelles réduites ici à leur acuité de parabole)

Car la raison d’être de l’écrivain n’est pas de nous délivrer des philosophies. (Tant pis pour le cannibalisme d’une certaine critique qui s’attable devant une oeuvre pour la réduire à de la pensée et la rendre digeste aux raisonneurs, ce qui revientà l’exprimer par son contraire)

Les cohérences conceptuelles qu'elles soient des théologies ou des athéismes restent des camisoles de force. Il faut une bien autre lumière pour les briser. Dieu, que je suis accordé à tout ce qui démâte l'outrecuidance humaine ! L'écrivain est quelqu'un qui en appelle à ce que d'obscurs et anciens caprices d'une langue peuvent avoir de vivant et de vital contre la mode qui est un engouement grégaire sans durée végétale et. contre la dictature des idées plus perfide encore parce qu'elle se veut convertible comme une monnaie et fait croire qu'elle enrichit.

Mais la littérature aussi se crée un monde : "Rien ne me parut plus irréel." D'où : "Pour écrire à ras de soi il faut s'être mis à l'écart." Or les semblants sont partout même en soi : jalousie ; tous sont plus forts que moi ; déception liée à l’illusion sur soi. Et certes en toute institution : "Privilégier les règles c'est prendre les individus comme moyens; un mépris en forme d'amour." Ou bien : "Vous ne pensez qu'au grand nombre ; avouez que vous ne vous y intéressez pas tellement". Avis à toutes les formes culturelles, religions et révolutions comprises : "Pour trouver ce que vous vouliez m'enseigner il m'a fallu me détourner de vous."

C'est un livre dont on ne fait pas facilement le tour et qui gêne tout le monde et soi-même. On y rencontre les hommes et les paysages, les beautés de la nature et ses rançons, ce qu'il y a de bon et de mauvais dans la société et dans la solitude, le tort des puissances et l'illumination de l'âme. S'il fallait choisir une des dimensions de ces feuillets je parlerais peut-être d'un certain humour de Dieu : Impossible d’être saisi par la vérité sans être détruit. La Miséricorde la voile.


JEAN GROSJEAN