Joie errante
Gallimard, 1974 ; 1988, collection Folio, n° 1917.

Ceci peut arriver à quelqu’un par surprise. Le sol est plein, égal, vous marchez en sécurité : soudain des craquements partout, accidents. Dans la vie de Blaise, le narrateur, le départ d’Imagine provoque un jour la déchirure. Suivent des années de sécheresse et d’abandon puis, un matin, un oiseau huppé apparaît dans le jardin de l’immeuble. Blaise le voit créer son espace, librement. Il s’appelle l’oiseau-désir, flèche vers l’inconnu. La vie lui a fait signe. Blaise se délivre de ses peurs, de ses contraintes, et il s’en va. Plus tard, l’écrivain en lui recommence à parler des villes, des rencontres, au gré de ses souvenirs. Manhattan, Paris, la Bretagne, l’Inde, Manhattan encore. Les figures de Géri, Joss et Apollon surgissent sous la plume, et celles de Linda May, de Strozzi. La tendresse, la colère, le désespoir. La joie errante. Enfin l’envie de naître une fois encore.

Article paru dans la VIE SPIRITUELLE en FÉVRIER 1976
Jean SULIVAN : Joie errante.
Paris, Gallimard, 1974. 304 p. 42 F


"Roman, journal, récit, poème, déconstruction mentale, élévation spirituelle, cela dépend de vous. Il faut être deux pour faire un enfant. Par ailleurs, ce livre est aussi didactique : voilà pourquoi je cause dans la coulisse contre toutes les règles, voilà pourquoi je repasse par les mêmes chemins. Et salut, pour vous tous qui me regardez avec sympathie et me lisez avec les lèvres, en reconnaissant votre voix. Et vous autres aussi, salut qui passez au large. Je n’écris pas pour le genre humain. Je cherche le grand corps obscur des rebelles. "

Ce livre a mille portes. Mille entrées. Pourtant, en peu de pages, d'où qu'on vienne, on se trouve pris dans une approche d'un même mystère, d'une même joie. Car, sans jamais tourner à l'énigme, ce livre se présente comme un puzzle lentement construit où tout ne tient ensemble que par le fil jamais lâché d'une quête, d'une errance qui ne désespère pas, peut-être faudrait-il même avancer que ce livre est le livre d'un pèlerin moderne. Errance du narrateur à la recherche de personnages dont le mystère le renvoie toujours à ses propres questions, s'ouvre toujours sur de nouvelles portes. Errance de l'écriture qui refuse de cerner dans ses mots une joie, une espérance fragile mais sûre et qu'il faut approcher, approcher encore car, la posséder, c'est la perdre. Errance de la lecture aussi, et non pas perte car l'abondance des images, des rencontres, des fragments du miroir brisé renvoie toujours à la même béance, ouvre le même silence où perce la petite musique de l'Évangile.

Car ce livre est un poème à portée avant tout spirituelle, et il n'est pas du tout déplacé d'en rendre compte ici bien qu'il ressortisse également à la littérature contemporaine.

A travers l'opacité, le "bruit" omniprésent et la violence sans répit de notre époque, une voix parle de l'essentiel. Et persiste. Voilà le sujet de ce livre: malgré l'épuisant simulacre social, malgré la disqualification définitive des valeurs et du langage lui-même, peut-on avancer vers Dieu, et tenter de le dire ? Mais c'est d'un Dieu nu qu'il s'agit, d'un Dieu qu'il faut sans cesse démasquer et qui sans cesse nous démasque. Les personnages et Blaise le narrateur n'ont pas de " message ", ne se conçoivent pas comme des missionnaires, ils sont à l'image de beaucoup de chrétiens: méfiants à l'égard des belles certitudes, "vides, sans défense, sans morale et cependant tendus vers un accomplissement ". Les personnages de tous les livres de Sulivan sont, à leur manière, tous des rebelles. Dans les livres précédents comme dans celui-ci, ce sont souvent des chrétiens mais hors-les-murs, livrés à la réalité d'un monde hostile et satisfait de sa médiocrité spirituelle. Le recours à l'Évangile n'y est jamais présenté comme un refuge, un retour au bercail mais, au contraire, tout se passe comme si les ruptures accomplies parfois douloureusement rendaient brusquement possible la lecture d'un texte qu'on n'avait jamais " entendu ". C'est un grand livre tâtonnant, fébrile, nécessaire. Agaçant parfois quand pointe la complaisance, Jean Sulivan parle. Et sa voix qui éveille et fait "errer" sonne bien près de l’Évangile. La rumeur innombrable des pèlerins chercheurs de Dieu se tient derrière . Ce livre est une invitation à nous y joindre. "Je veux battre le tambour, annonçant qu'il n'y a pas de mort. "

Dominique RENARD


Réédition de Mais il y a la mer en folio, n° 628